Cette semaine, la récession est devenue une réalité pour tous les foodies de Slate, lorsqu'ils ont appris que l'éditeur CondéNast avait décidé de se débarrasser de son magazine Gourmet, et ce après 69 ans de bons et loyaux services! N'essayez même pas de dire aux fans de Gourmet qu'il existe d'autres magazines culinaires, comme Bon Appétit (autre propriété de Condé Nast). Passer de Gourmet à Bon Appétit? Autant leur proposer de remplacer la ricotta par du fromage blanc.
Gourmet n'est pas le seul titre dont Condé Nast s'est débarrassé cette semaine. Armé d'un rapport de mission de réduction des coûts réalisé par McKinsey&Co., la société a également supprimé Cookie, Modern Bride, et Elegant Bride. Plus tôt cette année, elle avait déjà amorcé son redimensionnement en jetant par-dessus bord Men's Vogue, Domino, Portfolio, et DNR, le magazine professionnel de la mode masculine.
Sans doute les problèmes de Condé Nast ne sont-ils pas comparables au désastre qu'est en train de vivre General Motors; et le marché du magazine ne ressemble en rien à celui de l'automobile. Pour autant ces deux sociétés en difficulté ont plus d'un point commun.
Elles ont toutes deux segmenté le marché en créant des divisions semi-indépendantes, qui étaient uniques, mais qui ont peu à peu perdu leurs caractères distinctifs, ce qui a finit par embrouiller le consommateur. Elles ont fait sensation en se débarrassant de propriétés historiques, jadis de grande valeur. Au fil du temps, leurs divisions sont devenues des fiefs autonomes, et ce au détriment de l'intérêt général de l'entreprise. Elles ont toutes deux couvert leurs cadres de privilèges substantiels (ceux-ci en ont d'ailleurs usé et abusé); enfin, elles ont pris conscience de leurs problèmes bien trop tard.
Les défenseurs de Condé Nast diront que Gourmet, qui a été acheté en 1983, et Bon Appétit, acquis en 1993, ne jouaient pas vraiment dans la même catégorie. Les deux magazines parlaient certes de cuisine, mais Gourmet était plus haut de gamme, plus ambitieux, plus littéraire. Bon Appétit était quant à lui plus utilitaire, un peu moins élitiste.
Compétition interne
Mais avec le temps, les différences existant entre les deux magazines se sont peu à peu estompées, si bien qu'en mars dernier, le site Gawker s'est tout simplement demandé: «Condé a-t-il vraiment besoin des deux?». En août, le blog du Wall Street Journal a fait l'inventaire des similitudes existant entre les deux titres. Et de fait, les deux magazines cherchaient à séduire le même lectorat et les mêmes annonceurs, ce qui ne pouvait, à terme, que leur nuire.
En théorie, il est tout à fait logique qu'une entreprise encourage la compétition interne entre deux de ses divisions. Mais en pratique, c'est une stratégie très risquée. A General Motors (GM), les cadres avaient à l'origine donné à leurs différentes divisions (Chevrolet, Oldsmobile, Pontiac, Buick, GMC, et Cadillac) des identités très distinctes. Mais ces différences ont commencé à s'évanouir dans les années 1970. Dans les années 1990, General Motors a poursuivi cette politique en effaçant tout ce qui faisait l'originalité et l'attrait de Saturn (une start-up de GM) et de Saab (une acquisition).
Chez GM, les divisions les moins performantes ont souvent découvert qu'il était plus simple (du moins sur le plan politique) d'être en compétition directe avec les autres divisions du groupe que de rivaliser avec les concurrents de la société (Ford, Chrysler, Toyota et les autres). Si Chevrolet créait un SUV populaire, Buick voulait sont propre SUV. Si un coupé sport deux places Chevrolet se vendait bien, Pontiac en voulait un, et Saturn aussi. Si les modèles de luxe de Buick avaient du succès, les autres divisions voulaient leurs propres véhicules de luxe... et ainsi de suite. En autorisant ces créations de nouveaux modèles, General Motors a mis ses propres divisions en compétition directe; au lieu d'aller se frotter aux rivaux de la société, elles ont fini par se voler entre elles des parts de marchés.
Tant que l'économie était en plein boom, les dirigeants de Condé Nast et de General Motors pouvaient faire peu de cas de la redondance de leurs produits et de la multiplication inutile des efforts. Puis vint le crash... La crise a fait presque autant de dégâts dans la presse magazine que dans le secteur de l'automobile. Exemple: en mai, un article de Media Post nous apprenait que Gourmet avait perdu 46% de surfaces publicitaires depuis le début de l'année; 34,5% pour Bon Appétit.
General Motors avait, lui, formulé le bon diagnostic dès 2004. Pour autant il n'a fait qu'éliminer la division Oldsmobile, ce qui revenait à mettre un pansement sur une lésion cancéreuse. La société a tenu à conserver le reste de ses divisions. Il aura fallu une faillite pour qu'elle se décide à lâcher prise. GM est en train de réduire peu à peu les activités de Pontiac et de Saturn, et s'apprête à vendre Saab, Opel et Hummer.
A la Cour du Roi soleil
Condé Nast a fini par comprendre que la compétition interne jouait en sa défaveur en 2007. La société à ainsi sabordé House & Garden, afin de donner une chance à son autre grand magazine « déco et jardin», Architectural Digest. Une décision comparable à celle de GM : en bref, un pansement sur une lésion maligne. Les arrêts de publication permettront à des titres comme Bon Appétit et Bride de souffler quelques temps. Mais tout comme General Motors, Condé Nast refusera probablement de faire les sacrifices nécessaires: stopper la publication de Details (et de Men's Vogue) au profit de GQ, par exemple, et faire le tri dans ses magazines de mode (Vogue, Teen Vogue, Glamour et Allure).
Un dernier parallèle, particulièrement parlant: les deux sociétés ont été mal gérées, par des dirigeants beaucoup plus intéressés par leurs bonus, leur statut, et la taille de leur empire que par les profits dégagés par leur entreprise. L'ancienne rédactrice en chef Tina Brown, qui a longtemps travaillé pour Condé Nast, a résumé en avril dernier et en ces termes la pathologie de ce groupe - le contexte était alors légèrement différent: «La cour du Roi Soleil est un capharnaüm peuplé de courtisans rivaux, qui jouent des coudes et se bousculent dans l'espoir d'attirer l'attention d'un souverain âgé de 81 ans [S. I. Newhouse, le président de Condé Nast].»
Jack Shafer
Traduit par Jean-Clément Nau.
Image de une: magazines du groupe Condé Nast, Reuters, 10/09.