Il fut un temps, il existait un monde qu’on appelait la gauche et nous mesurons le deuil, Ettore Scola s’en est allé. On évite l’essentiel en célébrant «le dernier géant de la comédie italienne»: ce dont Scola témoigne, c’est qu’il exista jadis un objet politique, esthétique, culturel et moral, un agrégat d’évidences partagées et de civilisations, d’espoirs irréels et d’humbles consolations... Scola était la gauche. Il était communiste et italien et ce n’était pas la même chose. Il y avait dans le PCI de Togliatti et Berlinguer une alchimie qui, pour les Français, conjurait aussi bien la vulgarité d’un Marchais que la duplicité sociale d’un Mitterrand. Communiste ET italien, à la fois social et raffiné, intellectuel et authentique… La mort flottait déjà, chi lo sa? chi lo sa?
Nous nous sommes tant aimés sort en 1974. Cette année-là, Mitterrand et la gauche unie sont à deux pas du pouvoir en France mais la vérité est dans ce film italien, le plus beau de Scola, qu’on ne peut pas revoir sans pleurer.
Trois amis sont dans la résistance. L’Italie de l’après-guerre va les disperser. Antonio, Nino Manfredi, est communiste, porté d’espoir et de colères. Nicola (Stefano Satta Flores) porte des lunettes, qu’il nettoyait fébrilement avant d’attaquer un convoi allemand, et qui s’illuminent, la liberté revenue, dans les salles de cinéma, quand les néoréalistes embrassent la vérité sociale. Gianni (Vittorio Gassman) est avocat et idéaliste. Il croise le chemin d’un homme riche et laid, qui lui donne sa fille et lui ravit son âme. Il quitte celle qu’il aimait, Luciana (Stefania Sandrelli), et oublie ses amis. Il les retrouvera des années plus tard, devenu millionnaire, quand tout leur aura été volé.
Scola ne filme pas seulement les tristesses de la trahison. Il n’anticipe pas seulement, avec dix ans d’avance, ce que feront nos socialistes de pouvoir, quand ils imiteront Gianni et s’en iront au capital et y retourneront encore, jusqu’à l’acmé actuelle. Il juge aussi. Ses personnages sont des perdants magnifiques, qui incarnent chacune de nos défaites. Antonio le communiste, modeste brancardier, subit l’injustice d’un système et ne peut pas boxer le monde entier. Nicola le cinéphile est balayé par l’idiotie des temps. Invité d’un jeu télévisé, il pense briller en racontant les secrets du Voleur de bicyclette, de Vittorio De Sica... Mais l’animateur du jeu est un crétin à fiches normatives, qui n’a que faire du beau et du vrai, et Nicola est chassé. Qu’on choisisse les luttes sociales ou la vérité de l’art, on perd. «Nous voulions changer le monde, c’est le monde qui nous aura changés», soupire Nicola, qui se trompe pourtant.
Morale devenue hypocrisie électorale
Scola ne filme pas seulement les tristesses de la trahison. Il n’anticipe pas seulement, avec dix ans d’avance, ce que feront nos socialistes de pouvoir, quand ils imiteront Gianni et s’en iront au capital
Car Scola est de gauche, et respecte la douleur de ces hommes qu’il a inventés. De ses personnages, le seul qu’il abandonne, dans une infinie pitié, le seul qui nous désole, le seul qu’on ne veut pas être, c’est Gianni. Gianni devient riche. Il a raté sa vie. Il est un homme triste et seul sur le plongeoir d’une piscine de luxe, dans une scène inoubliable, dont les amis contemplent le malheur, ayant découvert son adresse. Ils s’en vont sans lui parler et le laissent à sa honte, s’en retournent vers la vie. Quand Gianni, homme mûr, a retrouvé Antonio et Nicola, il n’a pas osé leur dire ce qu’il était devenu –un bourgeois, un puissant. Il a mimé la pauvreté pour rester leur égal. Riche, il a égaré la fraternité des hommes. Il ne peut plus chanter avec eux les airs de la résistance, repris à la guitare par une jeunesse gentiment gauchisante dans ses manifestations. Au cœur d’une nuit de dupes, Nicola et Antonio reprennent «Io ero sandokan» (cette chanson de résistance composée pour le film, qui en est venue –magie du cinéma– à incarner les partisans antifascistes) tandis que Gianni les écoute, de loin, regardant Stefania Sandrelli, qu’il a égarée, réalisant qu’il a perdu l’amour et toutes ses vérités, et puis s’en va.
Pauvre Gianni. Quarante et deux années plus tard, il ne partirait plus dans la tristesse et dans le regret. Quarante et deux années après, il trouverait à oublier Luciana avec tant de créatures, et cela attesterait sa vitalité. Quarante et deux années après, il n’aurait pas à cacher sa richesse à ses amis de jeunesse et, savez-vous, elle ne l’empêcherait pas, cette richesse née du stupre et de la trahison sociale, de continuer à se croire de la gauche.
Ce que nous avons appris, en 2016, au terme des idéologies délavées, c’est à nous débarrasser de la honte quand nous larguons les idéaux et la décence; nous débarrasser de la trahison; nous défaire du vieux scrupule et, par là même, assassiner la consolation.
Contre Gianni, Nicola et Antonio avaient une arme et un refuge. La consolation d’être ensemble, encore, dans des vérités plus fortes que les défaites, ou dans des illusions, si l’on préfère, et la fraternité des pauvres était une forteresse, qui interdisait aux bourgeois le droit à l’innocence. C’était simple et pouvait déraper, mais pourtant salvateur, pour ceux qui n’avaient rien. Scola n’était dupe de rien, ni des impasses de ses pairs (La Terrasse), ni des supposées saintetés des sous-prolétaires (Affreux, sales et méchants). Mais le scrupule, la honte et la consolation étaient ce qui nous préservait, ce qui resterait de la gauche quand il ne resterait plus rien. Il ne reste rien.
Désormais, les riches n’ont plus honte. C’est, pour beaucoup, un progrès et une modernité. L’ancien banquier Macron est l’avenir de la gauche, qui nous invite à compatir avec les angoisses des entrepreneurs, et, si ce n’est lui, ce sera Valls, qui aime l’entreprise. Zuckerberg et les philantropes sont l’avenir du monde, et les marchands d’armes –que le Rafale nous vienne en aide– sont notre salut. Cela faisait un moment que les morales de Scola étaient devenues une hypocrisie électorale. De cela aussi, nous sommes délestés. François Hollande ne déteste plus les riches ni ne combat la finance. On vit pour échouer, trahir ou être trahi, et on vit après cela. Ettore Scola est mort, il nous avait prévenus.