À l’occasion du quatre-vingtième anniversaire de l’achat du très grand vin de Graves par son arrière-grand-père américain, Clarence Dillon, ambassadeur des États-Unis en France dans les années 1930, Robert de Luxembourg, directeur général des Domaines Dillon en Gironde, a fait l’acquisition d’un hôtel particulier au début du XIXe siècle, trois étages de style haussmannien, avec au premier étage un grand restaurant meublé à l’ancienne, donnant sur la verrière du Petit Palais et le Théâtre du Rond-Point. Un événement dans le paysage gourmand de la capitale.
Nous sommes avenue Franklin Roosevelt, dans le carré d’or élyséen, à quelques foulées de Lasserre, ex-trois étoiles, édifié dans les années 1950-1960. Avec le Clarence, Laurent et Ledoyen tout près, le bas des Champs-Élysées est en pleine renaissance côté luxe gastronomique.
Le projet du prince Robert de Luxembourg, héritier de Haut-Brion, premier grand cru classé en 1855, un vin de légende, a été de créer une résidence particulière étendue sur trois salons dédiés à Antonin Carême, Auguste Escoffier et Seymour Weller, le premier président du Domaine Clarence Dillon. Au Château Haut-Brion, dans la périphérie immédiate de Bordeaux, allait s’ajouter en 1985 le château limitrophe de la Mission Haut-Brion –un modeste chemin caillouteux sépare les deux propriétés viticoles. Des deux grands crus si proches, de goût très différent, lequel préférez-vous? Rituelle question.
Lancé en novembre 2015, le Clarence, par son allure aristocratique, façade verte à balcons, style architectural noble par l’ameublement façon grand bourgeois, n’a rien d’un restaurant traditionnel, même si c’est la vocation originelle du lieu de vie.
Temps retrouvé des fortunés
Vous êtes ici dans l’hôtel de charme et d’élégance d’un contemporain du jeune poète journaliste Lucien de Rubempré, personnage fameux des Illusions perdues, d’Honoré de Balzac, ou plus tard de la duchesse Oriane de Guermantes, inventée par Marcel Proust dans La recherche du temps perdu: c’est le monde particulier de Balzac, de Zola, de Paul Morand qui aurait pu loger dans cet édifice d’un chic très parisien. C’est un peu le temps retrouvé d’une certaine façon de vivre pour les fortunés de la vie.
Le Clarence | Avec l’aimable autorisation du Domaine Clarence Dillon
Oui, un monde révolu que le prince de Luxembourg, aristocrate d’une vaste culture, a tenu à restituer dans le décor, l’ameublement et les trouvailles de cet hôtel particulier. Voici la fontaine, la cour pavée, le grand escalier qui mène aux salons de réception et de restauration –c’est l’aspect unique du Clarence, à l’origine un ensemble de bureaux de la société Dillon vite transformé en table de prestige. Le prince s’est attaché à ce bâtiment daté, à tel point qu’il a tenu à l’aménager lui-même –quatre ans de travaux.
Le Clarence, par son allure aristocratique, façade verte à balcons, style architectural noble par l’ameublement façon grand bourgeois, n’a rien d’un restaurant traditionnel, même si c’est la vocation originelle du lieu
Grand amateur d’art et de mobilier du XVIIIe siècle, il a chiné les fauteuils, les canapés, les tapisseries, les lustres, tout cela rehaussé par les boiseries, la cheminée et ses flammes, les moulures, les parquets anciens, la somptueuse bibliothèque. Cette ambiance high class, ce climat esthétique vous transportent au Siècle des Lumières, aurait dit l’académicien Jean-François Revel, très fin connaisseur de l’histoire des restaurants de France, auteur d’Un festin en paroles.
Évident est le lien avec le passé glorieux de Haut-Brion, à Pessac, le destin prodigieux du château inventé, célébré par François-Auguste de Pontac, fils du propriétaire de Haut-Brion qui est parti à Londres en 1666 afin d’ouvrir en compagnie d’un cuisinier français une taverne gourmande «Pontack’s Head» où l’on a servi le grand vin de Bordeaux pendant 120 ans! Le premier pionnier du Bordeaux Outre-Manche, ce fut lui.
Convivialité des repas
Le Tout Londres des lords et ladies est venu découvrir ce «new french claret» qui se bonifiait avec le temps, une sorte de miracle en bouteille. Haut-Brion (Ho Bryan en anglais) a été le premier grand vin français à franchir le Channel et à conquérir le marché anglais, le plus important du monde.
De là, de cette formidable percée dans la gentry est né cet axiome: «Bordeaux fait le vin, Paris fait le prix et Londres boit les tonneaux.»
En 1801, Talleyrand, ministre des Relations extérieures, devient propriétaire de Haut-Brion et il a l’intelligence de confier les cuisines à Antonin Carême, «le roi des cuisiniers et le cuisinier des rois». Le vin devient la parure du repas, une conception moderne de l’art de se réjouir à table.
Château Haut-Brion | Avec l’aimable autorisation du Domaine Clarence Dillon
Ainsi sont nés les accords mets et vins. Les plats d’apparat du maestro sont associés aux millésimes de Haut-Brion, «le meilleur Bordeaux qui soit», dixit Thomas Jefferson, nez très éduqué et futur président des États-Unis. Trois siècles plus tard, John Kennedy, en souvenir de son glorieux prédécesseur, fait décanter des millésimes mûrs du vin des Dillon dans les salons de la Maison Blanche, à Washington.
On discerne bien dans ce projet architectural les motivations du prince de Luxembourg en installant le Clarence dans cette résidence élyséenne d’une vraie élégance. Il s’agit pour le propriétaire du premier grand cru classé d’écrire une nouvelle page de la trajectoire de Haut-Brion à Paris «en cultivant la tradition sans cesser d’innover», dit le prince, très sensible à la convivialité des repas, aux plaisirs de bouche et au bon choix des vins d’exception qui meublent nos rêves.
Cuisine de sincérité
En cuisine, le prince a choisi Christophe Pelé, un chef longiligne, ancien du Royal Monceau, où il a été étoilé, puis chez lui à la Bigarrade (75017), deux étoiles, pour un récital de plats personnels, originaux, reflet d’une créativité fondée sur des produits de saison embellis par la main et le cerveau: une sorte de gestuelle raffinée au service des goûts. Le Clarence s’inscrit d’ores et déjà dans le cénacle des grands restaurants de la capitale.

Rouget barbet, poireaux, pied de cochon, encornets rôtis, jus à l'encre du chef Christophe Pelé | Avec l’aimable autorisation du Domaine Clarence Dillon
Dans son répertoire actuel, Pelé a travaillé les noix de Saint-Jacques rôties aux épinards, anchois et truffes blanches (50 euros), le rouget barbet aux cocos de Paimpol, pied de cochon et lard (45 euros), la palombe aux trompettes de la mort et caviar, une alliance risquée (80 euros) et la pomme confite au sirop, crème de cardamome (25 euros).
Pour les fromages, Pelé a eu l’heureuse idée de s’approvisionner chez Bernard Anthony en Alsace, expert reconnu en pâtes sèches, cuites, lavées et autres comtés millésimés, de pures merveilles –c’est une sorte d’apothéose lactée. Aucune prétention dans les assiettes, pas d’affectation, de falbalas, une cuisine de vérité, de sincérité pour le bon accompagnement des vins –Haut-Brion et la Mission Haut-Brion attirent chaque jour la fine fleur des œnophiles. 60 à 80 couverts quotidiens.
Volupté et méditation
Antoine Pétrus, M.O.F. en Sommellerie 2011, venu de chez Lasserre, supervise la cave du restaurant et la boutique de l’hôtel particulier, 150 références prévues. C’est la maison des grands crus, n’en doutez pas. Le chef sommelier et directeur, d’une rare distinction, organise de singuliers duos entre Haut-Brion 1988 et Mission Haut-Brion du même millésime: lequel est plus masculin que l’autre?
Pétrus, au nom prédestiné, sert des millésimes de rêve: Haut-Brion 1961, 1982, 1989, 1990 et, plus modestement, d’autres vins Dillon, le blanc des Plantiers 1994, le Clarendelle blanc 2013, la Chapelle de la Mission 1989, deuxième vin, et des millésimes de Quintus, regroupement des Châteaux Tertre Daugay et l’Arrosée, grands crus de Saint-Émilion à découvrir. Tout propriétaire viticole est aussi un créateur de nouveaux crus.
L’après-repas se déroule dans les salons du deuxième étage aux tonalités vertes, canapés de velours, lumières douces, des flammes dans la cheminée et des saveurs profondes de bas-armagnac, de cognac, de rhum antillais, ou de chartreuse en jéroboam. Un moment de volupté et de méditation. On songe à la phrase de Louise de Vilmorin, inspirée par Lord Byron: «Un beau repas c’est du champagne, un feu de cheminée, une salade de homard et de la conversation.»
Au Clarence, Robert de Luxembourg, aidé de ses brigades, a réinventé grâce à une créativité bienvenue ce moment rare de la civilisation de la table à la française. Merci à lui.
31, avenue Franklin Roosevelt 75008 Paris.
Tél.: 01 82 82 10 10.
Menus à 90 euros au déjeuner (3 services), le Clarence à 190 euros (5 services) et l’Inspiration à 320 euros (7 services). Carte de 120 à 180 euros. Voiturier.
Fermé dimanche et lundi.