Alors qu’il devient difficile de trouver un consensus sur la laïcité, qu’elle est l’objet de déchirements idéologiques et personnels, voilà un petit livre qui pourrait aider à en retrouver le sens, et le sens pratique: La laïcité au quotidien, 154 pages en Folio. Il ne s’agit pas d’un traité de laïcité, mais d’un abécédaire de «38 cas pratiques soumis à un examen précis et informé». De A comme Aumônerie à Z comme zèle (excès de), en passant par Cantine, Financement, Imans…
Le parcours de ses deux auteurs devrait intéresser: Régis Debray, défenseur de la République vingt-cinq ans avant beaucoup de ses zélateurs actuels, initiateur avec d’autres de la loi sur l’interdiction des signes religieux ostentatoires à l’école (2004), au sein de la commission Stasi. Et Didier Leschi, préfet, ancien chef du bureau des cultes, nouveau directeur général de l’Office français de l’immigration et de l’intégration. Un philosophe épris de concret et un praticien soucieux de principes.
De A comme Aumônerie à Z comme zèle
Leur ambition? Elle est d’une audace folle, par les temps qui courent: trouver des solutions, oui, vous avez bien lu, des solutions, aux problèmes qui font «événement médiatique» autour de la question religieuse et, disons-le, autour de l’islam en France, le plus souvent dans un déchaînement de «paniques morales». Avec à la clef, une polarisation idéologique non seulement improductive mais dangereuse, entre partisans ou tolérants du rigorisme musulman, qui qualifient la laïcité d’islamophobe, et d’autres qui détournent la laïcité pour nier le fait religieux, sinon pour refuser la présence de l’islam en France, dans une société pourtant plurielle depuis belle lurette, où pas moins de sept cultes existent désormais.
Les auteurs définissent une véritable politique de laïcité, ce qui est bien plus intéressant que de faire de la politique avec la laïcité
Ce faisant, au fil de leur abécédaire, nos auteurs définissent une véritable politique de laïcité, ce qui est bien plus intéressant que de faire de la politique avec la laïcité. Politique dont la philosophie pourrait être la suivante: ne pas nier le religieux et ses pratiques (la loi de 1905 n’est pas une loi antireligieuse) mais ne pas se laisser envahir par les manifestations et pratiques de la religion, donc empêcher celles-ci de compliquer la vie en commun, c’est-à-dire la «concorde civile» (expression plus juste que le «vivre-ensemble»). Exercice difficile qui demande de la fermeté dans certains cas, de la compréhension dans d’autres, et toujours de la mesure. Comment un tel équilibre se traduit-il effectivement?
Soustraire l’espace public à l’emprise du religieux, consiste, dans une société plurielle, à d’abord empêcher la surenchère des demandes religieuses ou communautaires. Les autorités publiques (et les maires sont aussi des représentants de l’État, ne cessent de rappeler nos auteurs) n’ont pas à satisfaire des demandes particulières venant d’un groupe religieux. D’où les réponses de ce livre à bien des problèmes concrets: les crèches installées dans les mairies, si elles constituent dans certaines régions des traditions, risquent aujourd’hui de favoriser la surenchère entre religions; de même, des horaires non mixtes de piscine ne peuvent être accordés à un groupe religieux, même s’ils peuvent l’être pour d’autres raisons (la mixité étant un principe respectable mais distinct de celui de la laïcité).
Dans le même esprit, si la commission Stasi en 2004 avait proposé deux nouveaux jours fériés (une fête juive et une fête musulmane), cette solution paraît aujourd’hui source de difficultés quand on compte sept cultes officiels. Ou encore, si les autorités politiques peuvent être présentes à une cérémonie religieuse, elles ne peuvent y participer religieusement ou arborer des signes religieux (comme l’ont fait très malheureusement deux députés le 13 janvier, en venant à l’assemblée nationale avec une kippa). Enfin, s’ils ne sont pas partisans d’un contrôle ridicule de la longueur des jupes des collégiennes ou lycéennes, nos auteurs suggèrent que l’adoption d’une même tenue pour tous, par établissement scolaire, pourrait avoir bien des avantages.
Créer l’islam de France
À travers ces cas pratiques, ce livre construit aussi la meilleure réponse à ceux qui, comme Pierre Manent et Marcel Gauchet, jugent que la laïcité est devenue impuissante ou insuffisante pour traiter la question de l’islam en France, c’est-à-dire pour en faire un islam de France dégagé des influences fondamentalistes, notamment étrangères. Debray et Leschi prennent au sérieux les interpellations de ces bons esprits mais les solutions qu’ils apportent, s’inscrivent, elles, dans le cadre des textes existants, notamment la loi de 1905.
«Continuer d’invoquer l’islam de France sans s’en donner les moyens serait parfaitement inconséquent»
Régis Debray et Didier Leschi
Formation des imams? Il y a selon eux «urgence à créer un institut supérieur de théologie musulmane» qui serait reconnu d’utilité publique, les diplômes délivrés constituant un préalable pour devenir aumônier (dont on va voir l’importance), et une habilitation pour être salarié d’une association cultuelle. Ce qui permettrait de mettre en place «un plan de réduction sur cinq ans du nombre d’imams salariés par des États étrangers». En complément, hier pour contrer les prêches antirépublicains dans les églises, aujourd’hui pour dissuader quelques prêcheurs de djihadisme, ils rappellent que la loi de 1905 interdit les réunions politiques dans les lieux de culte.
Quant au financement des mosquées, plutôt que d’étendre à toute la France l’exception concordataire d’Alsace-Moselle, ce qui ouvrirait une surenchère entre cultes, ils préconisent d’utiliser l’existant, les baux emphytéotiques ou la vente avantageuse de terrains, le financement public tout à fait légal de toutes les parties non cultuelles des mosquées; mais ils ajoutent un dispositif inédit et intéressant de maîtrise des financements des mosquées, par la caisse des dépôts, qui en contrôlerait l’origine et l’utilisation, «selon un cahier des charges élaboré en concertation avec les représentants institués de l’islam de France». «Continuer d’invoquer l’islam de France, écrivent-ils, sans s’en donner les moyens serait parfaitement inconséquent.» On le voit ici, l’esprit laïque s’allie au souci de la souveraineté nationale et d’un islam qui doit s’inscrire dans le contexte culturel de notre pays.
Des solutions cohérentes pour sortir de l’hystérie actuelle
Voilà pour empêcher l’emprise du religieux, les surenchères communautaristes et défendre des libertés. Mais la laïcité, c’est aussi la liberté de conscience, et c’est donc respecter la croyance et la pratique religieuses. Nos auteurs rappellent ainsi que la loi de 1905 prévoit des aumôneries dans les prisons, dans les hôpitaux et dans les établissements scolaires, en plus des armées –ce qu’on oublie trop souvent, à grand tort.
Ils soulignent le déficit très important d’imams dans les prisons (ce qui laisse songeur, au vu des phénomènes de radicalisation) mais aussi dans les hôpitaux, comme dans l’enseignement public. Leur proposition de renforcer ces aumôneries en particulier musulmanes est cohérente avec leur volonté d’une meilleure formation générale des imams. Dans un autre registre, ils soulignent que, si les menus religieux ne peuvent certainement pas s’imposer dans les cantines scolaires, en revanche, les menus de substitution, sans teneur religieuse si l’on ose dire, permettent de satisfaire tous les appétits. De même, ils rappellent que l’université doit rester en dehors de la loi de 2004 contre les signes religieux à l’école, ou qu’il est infondé d’empêcher de voter une personne porteuse d’un signe religieux. Les excès de zèle ne sont pas conformes à l’esprit laïque.
Se conduire en laïque est plus difficile que de vanter la laïcité
Régis Debray et Didier Leschi
Ce petit livre a néanmoins une limite, celle justement de la laïcité. Quand nos auteurs abordent la question de l’entreprise privée, hors espace public, donc hors loi de 1905, ils ne peuvent cette fois que rappeler (de façon utile, d’ailleurs) le code du travail: discrimination à l’embauche proscrite, pas d’évaluation sur les convictions religieuses, celles-ci ne pouvant être opposées non plus au fonctionnement de l’entreprise. Ainsi dans une boucherie ou un magasin d’alimentation, il ne n’est pas possible de refuser le contact avec la viande de porc ou l’alcool, de même que la direction de l’entreprise peut (et doit) sanctionner un refus d’horaire, comme une refus de serrer la main ou de travailler avec une femme. En revanche, ils n’ont pas de réponse précise quand il s’agit de revendication de salles ou coins de prières, ou d’aménagement des horaires, sinon d’insister sur la nécessité d’un règlement intérieur.
Malgré cette limite inhérente à leur objet, le mérite de ce petit ouvrage accessible est de se tenir au plus près de la vie réelle des élus, des agents publics, des salariés, des administrés. La laïcité n’est pas une pièce de musée et, si elle n’est pas un absolu qui a réponse à tout, ni «une religion pour ceux qui n’ont pas de religion», elle peut trouver des solutions cohérentes qui permettent de sortir de l’hystérie actuelle. Et plutôt que d’inventer de nouvelles législations, dans ce pays qui en compte déjà beaucoup (trop), dont l’adoption dans un climat électoraliste ne garantirait pas la qualité, autant essayer d’interpréter et d’utiliser au mieux un des fondements de notre république.
«Se conduire en laïque est plus difficile que de vanter la laïcité, écrivent-ils pour finir, vu ce que cela exige de résistance aux abandons comme aux postures.» On ne saurait mieux dire.