Ouf! Merci l'Irlande. Grace au oui irlandais, l'Europe, qui se débattait depuis des années dans les sables mouvants institutionnels, va enfin pouvoir, avec le Traité de Lisbonne, prendre un nouveau départ, poursuivre sa marche en avant vers plus de cohésion, plus de politiques communes et plus de solidarité à l'intérieur; rassembler ses forces pour affronter les crises, dialoguer à égalité et faire entendre sa voix à l'extérieur.
Bien sûr, les Polonais doivent encore ratifier le Traité et surtout les Tchèques, avec l'obstruction dérisoire mais agaçante de l'arrogant Président Klaus, qui menace de jouer la montre en attendant que les électeurs britanniques, au printemps prochain, élisent le conservateur anti-européen David Cameron, lequel a promis un référendum sur l'Europe s'il arrive au pouvoir.
Mais enfin, il est permis d'espérer que ces palinodies touchent à leur fin et que, dans un délai raisonnable, l'Union européenne élargie aura enfin des institutions qui lui permettront de fonctionner de façon plus efficace et plus démocratique: un Président stable, élu pour 2 ans et demi renouvelables (fin de la présidence «tournante» tous les 6 mois); un Haut Représentant pour le politique étrangère, dépendant du Conseil européen, c'est-à-dire des Gouvernements, qui sera en même temps vice-président de la Commission et qui pourra ainsi disposer des moyens financiers nécessaires à la mise en œuvre des décisions politiques prises par les Etats; une Commission dont le Président sera de la couleur politique de la majorité au Parlement européen; un Parlement européen qui aura plus de pouvoir et de moyens de contrôle; une extension du vote à la majorité qualifiée à un certain nombre de domaines pour éviter la paralysie résultant de l'unanimité; la possibilité de coopérations dites «renforcées» pour que ceux qui veulent aller plus vite et plus loin ne soient pas bloqués par ceux qui préfèrent l'immobilisme.
Plus d'excuses
C'est là que les ennuis commencent car on ne pourra plus dire (ce qui était une excuse commode) que si l'Europe faisait mal ou pas assez ou si elle ne faisait pas le poids face à la Russie, à la Chine ou aux Etats ou-Unis, c'est parce qu'elle n'avait pas les institutions et les règles de fonctionnement adéquates. Maintenant qu'ils ont ce Traité de Lisbonne tant attendu, nos Chefs d'Etat et de gouvernement vont être face à leurs responsabilités et faire (ou ne pas faire) des choix qui vont déterminer l'avenir de l'Europe et donc le nôtre.
La question centrale qui se pose est toute bête: quel est le rôle de l'Union européenne à l'ère de la mondialisation?
Il y a quelques années, certains avaient répondu à cette question de façon très claire: entre l'Etat-Nation et le marché mondial, l'échelon européen est devenu inutile et la tâche principale de l'Union européenne est de se débarrasser de toutes les règlementations et les obstacles à la concurrence qui l'empêchent d'être à la hauteur dans la compétition internationale. C'était, ne l'oublions pas, la position de Gordon Brown.
A la même question, d'autres répondaient - et répondent avec encore plus de force aujourd'hui - que non seulement le monde globalisé ne rend pas la construction européenne obsolète mais il la rend encore plus nécessaire. C'est d'ailleurs devenu le thème à la mode: face à la montée en puissance de la Chine, de l'Inde, du Brésil, de la Russie et autres pays émergents , face aux nouvelles menaces extérieures (terrorisme) ou aux nouveaux défis (le réchauffement climatique, les flux migratoires l'approvisionnement en énergie), face à la crise économique et financière, les pays de l'Union européenne n'ont pas d'autre choix que d'unir leurs forces et de partager leurs souverainetés (des souverainetés devenues souvent illusoires) pour avoir une chance d'être des acteurs du monde de demain. En bref, si nous voulons éviter de subir un monde dominé par le G2 (Etats-Unis et Chine), il faut une Europe forte et unie. Afin de défendre les intérêts de l'Europe.
Certes. Mais cela ne pourra se faire que si deux conditions sont réunies. D'abord, être d'accord sur le fait qu'il y a des «intérêts européens» à défendre. Or, on sait ce que sont les intérêts nationaux mais des intérêts européens spécifiques? La paix? La prospérité? La défense des intérêts commerciaux? Le respect des valeurs démocratiques? Ne nous payons pas de mots: Il n'y a toujours pas d'accord entre Européens la dessus. Il n'ya pas de consensus sur le fait que l'Union européenne, qui est une puissance dans le monde, doit être une puissance mondiale, ce qu'elle n'est pas; et elle ne le sera pas tant qu'il n y aura pas accord sur le fait que pour défendre des intérêts européens, il faut savoir lesquels et surtout, il faut être prêts à utiliser conjointement tous les moyens disponibles (économiques, commerciaux, financiers, diplomatiques et, s'il le faut militaires). Trop d'Européens se contentent que l'Europe soit la championne du «soft power» (le dialogue, le respect des droits de l'homme, l'aide au développement) en laissant aux Etats-Unis le soin d'exercer le «hard power» (l'usage de la force), ce qui correspond exactement à la théorie développée il y a plusieurs années par Robert Keegan pour théoriser la faiblesse congénitale et incurable des Européens: les Etats-Unis, c'est Mars et l'Europe c'est Vénus. Ce que les Français, avec gourmandise, appellent l'«Europe puissance» ou «l'Europe politique» est incompréhensible et d'ailleurs intraduisible dans la plupart des pays européens.
Qui mène la danse?
Il faut en sortir et pour en sortir, il faut que la deuxième condition soit remplie, celle du leadership. La construction européenne ne progressera pas s'il n'y a pas une volonté et une convergence d'intérêts et un accord sur l'essentiel entre les trois pays majeurs de l'Union: l'Allemagne, la France, le Royaume-Uni.
C'est aujourd'hui devenu plus facile: le Royaume-Uni a perdu de sa superbe avec la crise économique et sa perte d'influence diplomatique consécutive à l'invasion de l'Irak; l'Allemagne réunifiée est devenue plus nationaliste mais aussi plus consciente de ses responsabilités; la France moins dominatrice. En outre, le débat idéologique entre Fédéralistes et Intergouvernementaux qui divisait les trois pays est aujourd'hui dépassé. C'est d'ailleurs un des aspects positifs de l'adoption du Traité de Lisbonne. Enfin, et surtout, le leadership des Trois, à condition d'être exercé de façon intelligente, peut être acceptable par les autres pays de l'Union. Ce qui leur est intolérable, c'est lorsque les «Grands pays», en particulier la France et l'Allemagne , se coalisent pour défendre leurs intérêts acquis au sein de l'Union. En revanche, si les Trois conjuguent leurs forces pour faire avancer l'Europe, les autres applaudissent. Si personne n'a crié au scandale lorsque Français et Britanniques se sont entendus pour lancer l'Europe de la Défense à Saint-Malo en décembre 1998, c'est parce que tous avaient conscience que si, sur un sujet aussi sensible (notamment vis-à-vis de Washington), la France et le Royaume-Uni étaient d'accord, c'est que c'était bon pour l'Europe.
Plus facile, un leadership des Trois est devenu surtout plus nécessaire. Dans une Europe à 27 et demain à 30 ou 35, il est indispensable d'aboutir à un consensus au sein du Conseil européen (les Etats) afin qu'il puisse y avoir un dialogue efficace entre le Conseil, la Commission et le Parlement. Pour que ce consensus existe, il faut un moteur qui représente des cultures, des sensibilités différentes mais aussi des capacités économiques, technologiques et militaires fortes. Faut-il ajouter que pour que tout cela ait une chance de marcher, il faut une Commission forte car pour faire avancer l'Europe, l'entente entre gouvernements ne sera pas suffisante. Il faudra faire progresser le marché intérieur (qui est en retard) et plus de règles communes ce qui exigera davantage de partage de souveraineté, en particulier de la part des Trois.
On vous le dit: avec le oui irlandais, les ennuis commencent!
G. Le hardy
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Image de Une: Fabrication d'un drapeau de l'UE, REUTERS/NIKOLAY DOYCHINOV