Monde

Le multiculturalisme, faux coupable de l'affaire de Cologne

Temps de lecture : 8 min

Le chaos de la nuit du 31 décembre n'est pas la résultante de la société multiculturelle allemande ou française, mais de la déficience de l’État allemand.

Des Syriens manifestent le 16 janvier 2016 devant la gare de Cologne avec les slogans «Nous respectons les valeurs de la société allemande» et «Nous sommes Cologne». REUTERS/Wolfgang Rattay.
Des Syriens manifestent le 16 janvier 2016 devant la gare de Cologne avec les slogans «Nous respectons les valeurs de la société allemande» et «Nous sommes Cologne». REUTERS/Wolfgang Rattay.

Les faits qui se sont déroulés la nuit du 31 décembre 2015 à Cologne n'ont pas encore trouvé leur vérité judiciaire, encore moins leur sens dans l'espace public. Il y a assaut d'interprétations, avec leur cohorte de billevesées.

Sous diverses formes, l'angle généralement choisi est celui de la remise en question de la société multiculturelle, puis de la politique migratoire et enfin celui de la qualification d'actes de masse. Quoique l'on soit fort respectueux par principe des avis de nos contemporains, ce ciblage est moins adapté aux faits qu'à leur représentation depuis Paris. Surtout, ces représentations oblitèrent les vrais enjeux démocratiques que désignent les faits. Nous sommes dans le jeu de Magritte, lorsqu'il écrit sur un tableau représentant une pipe «Ceci n'est pas une pipe»: nous confondons Cologne en tant que phénomène et sa représentation.

Qualifier la violence sexuelle

Les violences sexuelles de Cologne seraient des actes de guerre, interprètent certains: ainsi, pour le magazine Causeur, l'absence de réactivité des autorités allemandes serait la faute de l'antiracisme qui eût fait que «depuis les invasions barbares jusqu’aux soldats de l’Armée rouge, les Allemands avaient un peu perdu l’habitude que des mâles allogènes en bandes organisées se jettent sur des femmes seules indigènes». Le raisonnement est plus explicite dans Boulevard Voltaire, où la présidente des Antigones (association d'extrême droite qui se veut féministe anti-Femen) qualifie les faits de «guerre des ventres» que le féminisme de gauche se refuserait à voir.

Plus subtilement, mais avec la même volonté d'opposer féminisme et immigration, Marine Le Pen, dans une tribune publiée par L'Opinion, lie le «crime contre la sûreté des peuples» que serait l'accueil migratoire et le fait qu'à Cologne des réfugiés «agissent comme des criminels (viol et tentative de viol sont des crimes, ne l’oublions pas)». Enfin, le parallèle belliciste va jusqu'à l'autre bord politique, Clémentine Autain, du Front de gauche, ayant tweeté «Entre avril et septembre 1945, deux millions d'Allemandes violées par des soldats. La faute à l'Islam?», pour exposer en un raccourci obscur qu'il ne fallait pas amalgamer la question de l'islam et celle de la violence sexuelle de masse.

Essayons de mettre un peu d'ordre. Tout d'abord, il faut noter que le droit allemand n'est pas le français: il est nettement moins coercitif, comme l'explique cet article. Le drame de Cologne a enfin permis de faire avancer la proposition des Verts allemands faisant valoir qu'une relation sexuelle non désirée mais qui n'a pas été obtenue par la force, la violence ou sous la menace constitue un viol, ou que le fait pour quelqu'un de mettre sa main par surprise sous la jupe d'une femme constitue un délit d'agression sexuelle.

Dans notre droit national, la prise en compte sérieuse de la violence sexuelle est plus avancée, mais relativement récente. La Cour de cassation a déclaré que le refus d’une relation sexuelle engendrait la qualification de viol par un arrêt du 10 juillet 1973; cependant, le droit relatif au viol n’a été réellement repensé qu’à compter du procès devant la Cour d’Aix-en-Provence du viol collectif d’un couple de lesbiennes en 1978, aboutissant à une transformation de l’appareil législatif répressif, qui a redéfini le viol et l’a extrait de la catégorie des délits.

Au niveau du viol comme arme de guerre, la représentation faite de Cologne correspond à un cas récent. La convention de La Haye (1907) et celle de Genève (1949) n’abordent pas explicitement la question. En 1946, le Tribunal de Nuremberg ne l’a pas retenue, tandis que celui de Tokyo l’a fait à l’encontre de deux officiers mais non pour la question globale des «femmes de réconfort» –terme officiel de l’armée japonaise pour les environ 300.000 esclaves sexuelles utilisées de 1937 à 1945. L'avancée juridique a été obtenue suite à l'usage du viol durant le conflit en ex-Yougoslavie, le crime y étant réalisé dans le cadre d’une terreur poussant les populations civiles en avant et permettant l’épuration ethnique. Cette étatisation rationaliste du sadisme provoqua un vif émoi et la prise en compte de ces stratégies de viol dans la redéfinition juridique du crime contre l'humanité (avec un achèvement du processus juridique en 2008).

Reconfigurations de l'extrême

Autrement dit, si l'essentiel des faits survenus à Cologne ne relèvent pas d'un délit dans le droit allemand actuel, leur représentation en tant que viols de masse planifiés montre une assimilation par la société française de la gravité des violences sexuelles et de leur pénalisation. Le discours anti-immigrés qui sous-tend une part des réactions témoigne également d'une intégration de ce rejet aux valeurs libérales. En effet, Marine Le Pen ne choisit pas par hasard d'offrir sa tribune à L'Opinion, et ne s'y proclame pas pour rien féministe. L'Opinion est un journal politiquement modéré mais acquis au libéralisme économique. Marine Le Pen continue donc son recadrement au sein des droites, ayant compris que son interventionnisme économique freinait sa progression dans cet électorat.

Marine Le Pen lie la cause des femmes, la défense de leurs droits à disposer de leurs libertés, et la question migratoire

Elle va en ce milieu pour lier la cause des femmes, la défense de leurs droits à disposer de leurs libertés et la question migratoire. Il s'agit là très exactement de la stratégie néopopuliste initiée par l'ultralibéral Geert Wilders aux Pays-Bas il y a une quinzaine d'années: inscrire l'extrême droite au sein des valeurs libérales des sociétés européennes et assurer défendre les acquis des libertés face à une société multiculturelle qui se limiterait à l'importation d'un islam et de populations d'origine extra-européenne qui représenteraient le totalitarisme et la barbarie. Marine Le Pen ne fait pas que condamner les violences de Cologne: elle définit une stratégie apte à mieux l'insérer dans le marché électoral des droites en prenant acte de la nécessité de lier demande autoritaire altérophobe et valeurs libérales.

La démarche est d'autant plus efficace que l'imaginaire droitisé sait habilement retourner le legs de la guerre en ex-Yougoslavie. En 2000, l'écrivain d'extrême droite Guillaume Faye avait connu le succès avec un ouvrage intitulé La Colonisation de l'Europe où il assurait que les affaires de «tournantes» (c'est-à-dire de viols collectifs) en France n'étaient pas des crimes isolés les uns des autres mais les éléments d’une «guerre civile ethnique dans un but de conquête territoriale intérieure […] d’épuration ethnique des Européens de zones entières». C'est bien cette représentation qui est à l’œuvre –même si, au vu des faits, on a quelque mal à imaginer Daech ordonner à des hommes de se saouler massivement... une coordination des faits devrait plutôt faire songer à un protagoniste plus laïque. Cologne vient justifier les représentations préétablies, le site Résistance républicaine, lié à Riposte laïque, arguant ainsi le 4 septembre dernier que «l’extermination du peuple français est en marche: un immense viol collectif des Françaises va avoir lieu afin de casser le moral des Français».

Dénonciations de la société multiculturelle

Cette représentation racisée n'a pas le monopole des articulations faites entre présence de populations d'origine arabo-musulmanes et violences de Cologne. Élisabeth Lévy nous expose que Cologne, ce sont des «tournantes ethniques à ciel ouvert» face auxquelles «les hommes d’Occident» doivent se lever. Certes, elle n'amalgame pas l'ensemble des musulmans et la violence sexuelle, et son propos représente sans doute plutôt bien ce que pensent de larges secteurs de l'opinion:

«Ce qui s'est passé à Cologne, c'est au sens propre un choc des cultures, un choc entre deux systèmes anthropologiques. La liberté des femmes est au cœur de la culture démocratique contemporaine, et peut-être plus encore au cœur de la culture française. Bien sûr, il faut vraiment se garder des amalgames. Le terrorisme et les agressions sexuelles, ce n'est pas la même chose. Et bien entendu, de même que tous les musulmans ne sont pas islamistes et que tous les islamistes ne sont pas terroristes, tous les migrants ne sont pas violeurs. Cela dit, les événements de Cologne, comme les attentats, traduisent une situation d'affrontement, d'antagonisme entre certains traits culturels arabo-musulmans et les valeurs libérales de l'Occident.»

Autrement dit, le réalisme nous sommerait de comprendre que la responsabilité de Cologne revient à la société multiculturelle. C'est le propos de Laurent Bouvet dans ces colonnes, appelant la gauche à admettre «la fin des illusions du multiculturalisme» car «la défense de la cause des femmes (de leur émancipation, de leur liberté, et de leur égalité avec les hommes) est strictement incompatible avec certaines habitudes, conceptions ou représentations culturelles et religieuses, du moins sans un effort conséquent d’éducation et d’exigence».

Articuler État et société

L'ensemble de ces représentations se caractérise par le fait de déterminer le politique par la société. Or, le chaos de Cologne n'est pas la résultante de la société multiculturelle française, mais de la déficience de l’État allemand. Ce qui est producteur du désordre, c'est le fait que sur une place et une gare, des centaines d'individus aient pu, une nuit durant, commettre des centaines d'agressions, alors que les lieux eussent dû être investis par les forces de l'ordre qui auraient dû réaliser la répression nécessaire. La faute allemande n'est pas celle de l'extension des fonctions de son État social qu'a représenté son ouverture aux réfugiés, mais donc celle de la contraction de son État pénal, avec des forces de police absentes de la rue de Cologne et une loi a minima sur les violences sexuelles.

Cologne n'est pas un révélateur culturel mais politique

Or, nous connaissons parfaitement cette erreur en France. Depuis trente ans, nos alternances politiques consistent en des transactions entre État social (plus pour la gauche, moins pour la droite) et État pénal (plus pour la droite, moins pour la gauche). Le bilan de cette pratique n'est pas la preuve qu'elle soit la solution. L'enjeu est donc d'élaborer de nouvelles pistes.

Le néopopulisme s'est présenté comme une solution à l'Ouest, mais il n'a pas su dégager une proposition étatique. A l'Est, un modèle est en train d'émerger, en tentant l'hybridation de l'autoritarisme et de la démocratie parlementaire (voir ce qu'écrit très justement Frédéric Zalewski à ce propos à partir du cas polonais). Le bénéfice du dispositif va nettement plus dans le sens pénal que social, faisant figure de nouveau stade dans cette droitisation qui frappe les démocraties depuis quarante ans et qui voit l’État social et l'humanisme égalitaire régresser au bénéfice du marché et de l’État pénal. Les succès électoraux de Marine Le Pen laissent à penser qu'une telle voie puisse séduire de nombreux Français –et cela souligne l'intérêt pour elle de son recentrage économique et sociétal dans le sens du néopopulisme: c'est bien en ce sens qu'il faut comprendre le féminisme de sa tribune à L'Opinion.

Si on ne souhaite pas faire litière de l'humanisme égalitaire, et donc également du caractère multiethnique et pluriculturel acquis par les sociétés européennes, si on n'a pas confiance dans les dispositifs autoritaires, l'extension du domaine de l’État doit dès lors aller de pair avec celui de la société. L'extension conjointe de l'État pénal et de l'État social réclamerait une société où le politique ne se limite pas à la délégation du pouvoir mais participe de son exercice. Ainsi, Cologne ne nous dit pas que notre société multiculturelle est à effacer et changer, mais que notre articulation entre ce que nous voulons de l’État et ce que nous voulons être comme société est inadéquate. Cologne n'est pas un révélateur culturel mais politique, c'est-à-dire non pas de la défense de «nos modes de vie», comme on nous le dit, mais de notre organisation sociale et juridique.

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