Russell Branyan, le «first baseman» [joueur de première base] des Mariners de Seattle, a réalisé un début de saison fracassant. Bilan du All-Star break: une moyenne à la batte de .280 (pour une moyenne de carrière de .234), une moyenne de présence sur les bases de .382 (carrière : .331), et une moyenne de puissance de .573 (carrière : .491). Dans les interviews qu'il accorde, Branyan attribue une large part de ce succès à un curieux petit logiciel. Rien de vraiment complexe: il peut tourner sur un ordinateur portable moyen. Son nom: «Vizual Edge». «Je pense qu'il m'a aidé à gagner en précision, à me concentrer sur la balle», a déclaré Branyan à propos du logiciel, qui offre différents exercices pour entraîner et aiguiser la vue de l'utilisateur. «Je peux suivre toutes les balles des yeux. Je ne dis pas que c'est seulement grâce au programme.(...) Mais, quand même... avant, ma moyenne à la batte tournait autour de .230.»
Les progrès fulgurants de Branyan m'ont intrigué; j'ai donc demandé aux créateurs de Vizual Edge de me prêter une version d'essai de leur programme. Il est conseillé de l'utiliser environ trois fois par semaine, pour des séances d'une durée allant de cinq à vingt minutes. Le logiciel propose trois exercices de base.
«Suivi visuel»: Au départ, un écran vide. Une petite flèche apparaît tout à coup; son emplacement et sa direction sont aléatoires. Selon le mode de difficulté que vous avez sélectionné, la flèche disparaît plus ou moins vite (elle peut s'évanouir un dixième de seconde après son apparition.) Dès que vous repérez la flèche, il vous faut incliner un joystick dans la direction qu'elle indique (si vous n'avez pas de joystick, utilisez les touches de direction de votre clavier.) Dès que la flèche disparait, une autre apparaît ailleurs sur l'écran.
«Reconnaissance visuelle»: Cette fois-ci, c'est une rangée de trois flèches qui fait son apparition, avant de disparaître (les flèches indiquent des directions différentes). Il vous faut reproduire - aussi vite que possible - la séquence de flèche (gauche-bas-haut, haut-haut-droite, etc.) Si vous choisissez une difficulté élevée, il y aura plus de flèches (jusqu'à douze par rangée), pointant dans toutes les directions, et il vous faudra une bonne mémoire et des nerfs d'acier pour reproduire les séquences.
«Flexibilité visuelle»: pour cet exercice, il vous faut chausser une paire de lunettes en plastique: un verre est rouge, l'autre bleu. Un carré noir et blanc à l'aspect granuleux apparaît sur l'écran. Votre mission: repérer le diamant en trois dimensions qui apparaît brièvement dans le carré, et retranscrire sa position à l'aide du clavier (si il apparait en haut, il vous suffit de presser la touche «haut», et ainsi de suite.) C'est un peu comme les livres «L'Œil magique», où il faut trouver une image de bateau en 3D caché dans un océan de gribouillis en 2D. Chaque fois que vous répondez correctement, la difficulté augmente; les muscles de vos yeux sont donc mis à rude épreuve, ainsi que la capacité de votre cerveau à traiter des images stéréoscopiques qui se rapprochent ou s'éloignent les unes des autres.
Le test de suivi visuel, avec sa flèche qui ne cesse d'apparaître et de disparaître, développe votre capacité à repérer et à évaluer les objets présents dans votre champ de vision. Il pourrait aider un tennisman à mieux suivre des yeux la trajectoire des coups de fond de court de son adversaire. L'exercice de reconnaissance visuelle, qui consiste à mémoriser les rangées de flèches, permet à l'œil de s'habituer aux stimuli complexes; un quarterback de football américain pourrait en user pour parfaire sa capacité à analyser l'alignement défensif d'une équipe tout en étant sous pression.
Mise au point
Le test de flexibilité visuelle (avec les lunettes 3D) est de loin le plus curieux. Il vous permet de vous entraîner à suivre des yeux des objets qui s'éloignent ou qui se rapprochent de vous. Lorsqu'un objet (disons, une balle de tennis que votre adversaire vient de servir) se dirige vers vous, votre regard converge. Lorsqu'un objet s'éloigne de vous (imaginons que vous êtes un quarterback, et que vous suivez des yeux un receveur qui court vers l'autre bout du terrain), votre regard diverge. Pour mieux comprendre, tendez votre bras et fixez votre index; rapprochez lentement le doigt de votre nez. Vous allez sentir que vos yeux convergent, et font la «mise au point» au fur et à mesure que l'index se rapproche. Maintenant, éloignez votre doigt; vos yeux vont diverger.
La convergence est sans doute la qualité visuelle la plus importante pour un batteur au baseball. Vous vous souvenez du petit exercice visuel que je viens de vous faire faire? Imaginez maintenant que votre index bouge à 150 km/h... Un batteur de la Major League de baseball doit suivre du regard une balle lancée à toute vitesse, la distinguer assez nettement pour être en mesure d'analyser sa rotation, afin de savoir si le lancer est un «sinker», un «slider», ou autre.
Barry Seiller (l'ophtalmologiste qui a conçu le logiciel Vizual Edge en 2002) a réalisé des analyses et des tests d'acuité visuelle pour différentes équipes (les Houston Astros, les San Diego Padres, les Cincinnati Reds et autres Seattle Mariners, Texas Rangers, Milwaukee Brewers ainsi que les hockeyeurs des Chicago Blackhawks); il a fait de même pour quelques programmes de sport universitaires et pour plusieurs sportifs participant aux Jeux olympiques. (Les équipes de bobsleigh développent leur capacité de convergence afin de mieux évaluer les angles d'entrée et de sortie dans les courbes de vitesse des pistes.) «Les athlètes de haut niveau jouissent d'une acuité visuelle développée», si l'on en croit Seiller. Selon lui, rien qu'en analysant les résultats obtenus par des joueurs de la Minor League sur le Vizual Edge, il a souvent pu deviner lesquels auraient les meilleurs moyennes à la batte.
Greg Riddoch a entraîné les Padres de 1990 à 1992; il est aujourd'hui l'entraîneur des Eugene Emeralds, l'équipe de «minor league» des Padres. Il souligne l'importance du rôle que jouent les tests d'acuité visuelle dans le recrutement de jeunes joueurs de baseball. «Disons que vous êtes un découvreur de talent, et que vous tombez sur un prodige qui renvoie toutes les balles, sauf celles qui dépassent les 145 km/h. Il se pourrait qu'il n'arrive pas à voir les balles envoyées au-delà de cette vitesse, mais sans test d'acuité, impossible de détecter cette faiblesse. C'est un outil d'analyse comme les autres: quand vous voulez recruter un lanceur, par exemple, vous calculez sa vitesse de lancer avec un radar, vous n'essayez pas de deviner le chiffre.»
Et pourtant, un bon nombre d'équipes ne font pas grand cas de ce genre d'informations. «Si je vous donnais le nombre d'entraîneurs qui mettent des millions de dollars en jeu en recrutant des joueurs sans tester leur acuité visuelle, vous n'en croiriez pas vos oreilles», affirme le professeur Frank Spaniol, qui dirige le laboratoire de kinésiologie à l'Université du Texas A&M-Corpus Christi. «Prenez le NFL Combine [événement qui permet aux jeunes joueurs de se faire remarquer par les recruteurs]: là-bas, tout le monde est obsédé par les résultats quantitatifs. Mais qui se soucie de l'acuité visuelle? Pourtant, c'est tout aussi important que le développé couché ou qu'un score de 40».
Babe Ruth
Ted Williams a toujours nié la légende selon laquelle il pouvait lire le titre d'un vinyle en train de tourner, mais lorsqu'il a passé un test d'aptitude physique pour rentrer dans la Navy en 1942, on a effectivement découvert qu'il avait une acuité visuelle exceptionnelle: 20/10. Babe Ruth souffrait peut-être d'une déficience visuelle, mais loin de le handicaper, ce «défaut» a peut-être amélioré son jeu à la batte. Spaniol pense que les athlètes de haut niveau possèdent tous une acuité visuelle hors du commun. Il est prêt à parier que Tiger Woods (qui n'a pas son pareil pour analyser les greens et trouver l'emplacement exact d'un trou dans un contexte 3D) obtiendrait un score extrêmement élevé dans plus d'un exercice d'acuité visuelle. Pour devenir champion, il faut peut-être avoir le gène de la bonne vue... Mais Spaniol ajoute qu'il est possible de soumettre sa vue à un «entrainement intensif» pour l'améliorer dans une certaine mesure.
Pour tester sa théorie, Spaniol a mené une étude sur l'équipe de baseball de Division 1 de son université. Il a testé les joueurs pendant la période de hors-saison, alors qu'ils s'entrainaient à la batte: une machine leur envoyait des balles à 130 km/h. Son unité de mesure: la vélocité de la balle après l'impact avec la batte. (La vélocité après impact permet de déterminer si la balle est allée frapper la batte en son «centre de percussion» - le «sweet spot», comme on l'appelle parfois en Amérique. Si c'est le cas, le batteur a bien visé.) Douze batteurs se sont essayés à Vizual Edge pendant cinq semaines en marge de leur entraînement habituel; un groupe témoin de douze joueurs ne l'a pas utilisé. Statistiquement, ceux qui avaient utilisé Vizual Edge ont fait plus de progrès que les joueurs de l'autre groupe.
Selon Seiller, le créateur du logiciel, l'entraînement visuel est à notre époque ce que la musculation était aux années 1970. Les techniques commencent tout juste à être formalisées et perfectionnées, et un bon nombre de joueurs sont en train de découvrir qu'un strict programme d'exercices visuels pourrait les faire progresser. Un nouveau «Sports Vision Performance Center» a ouvert en 2008 à l'Université de Houston; l'ère de l'entraînement visuel a donc peut-être déjà commencé. Reste que ce type d'entraînement manque encore de notoriété. De nos jours, un sportif qui ne prend pas au sérieux ses exercices de musculation est vite taxé de négligence et de paresse; les exercices d'acuité visuelle n'en sont pas encore là.
Prix réduit
Les personnes disposant d'un budget conséquent peuvent acquérir des machines d'entraînement plus précises, plus coûteuses et techniquement plus abouties. Mais les logiciels plus simples ont l'avantage de pouvoir être utilisés n'importe où, sans installation compliquée, pour un prix plus réduit. (Je n'ai pas dit «bon marché». Il vous en coûtera 200$ pour 30 séances de Vizual Edge, ou 500$ pour 100 séances; les équipes désirant acheter des séances «en gros» peuvent obtenir des réductions.)
Seiller pense que n'importe quelle équipe de lycée ou d'université pratiquant déjà des exercices de musculation devrait également disposer d'un programme d'entraînement visuel. Mais quid du courageux sportif du dimanche? Vizual Edge peut-il améliorer son jeu? Après quelques semaines d'entraînement, je constate de réels progrès: il m'est à présent beaucoup plus facile de repérer les flèches et de reproduire les séquences. Je ne suis pas un pro (Seiller m'a parlé d'athlètes capables de reproduire n'importe quelle séquence de neuf flèches après l'avoir observée... 0,6 secondes) mais je suis plutôt doué. En tout cas, plus doué qu'à mes débuts.
Pas d'amélioration?
En revanche, pour ce qui est de la «flexibilité visuelle» (le test du type «Œil Magique», qui joue sur la convergence et la divergence), l'entraînement n'a rien donné de probant. Rien n'y fait. Ce qui explique peut-être pourquoi je n'arrive pas à m'améliorer au squash, malgré un entraînement des plus intensifs. A chaque fois que cette petite balle noire me fonce dessus, mon cerveau peine à suivre sa trajectoire; c'est comme ça. Avec une meilleure acuité visuelle, je frapperais plus souvent la balle avec le centre de percussion de la raquette. N'importe, je vais poursuivre mon entraînement, du moins tant qu'il me restera des séances d'exercice gratuites. Je suis sûr que je vois mieux la balle qu'avant, et que je parviens à suivre sa trajectoire avec plus de précision.
Et Russell Branyan? La seconde partie de la saison lui a été beaucoup moins favorable que la première. Sa moyenne de présence sur les bases est retombée (un très moyen .274). Peut-être que ses problèmes de dos ont fini par le pénaliser. Ou - plus simplement - peut-être que l'entraînement visuel n'est pas le Saint Graal du sport, l'améliorateur de performance que chaque athlète de haut niveau rêve, un jour, de découvrir.
J'imagine que l'avenir nous le dira...
Seth Stevenson
Traduit par Jean-Clément Nau
Image de Une: Rafael Nadal regarde la balle, REUTERS/Eric Gaillard