A vos blogs, journalistes!

Temps de lecture : 4 min

S'affranchir d'un mode de rédaction ultra-formaté permet la même révolution que le «New Journalism» des années 70.

Johnny Depp joue Hunter Thompson dans Las Vegas Parano. DR.
Johnny Depp joue Hunter Thompson dans Las Vegas Parano. DR.

Dans les années 1970 aux Etats-Unis, un groupe d'écrivains journalistes avant-gardistes avaient osé le terme «New Journalism». Les rigoureux canons du métier y étaient mis a mal par des innovations narratives empruntées à la fiction : la mise en scène de l'auteur, le recours à la première personne, la subjectivité, les dialogues. Tom Wolfe y a même consacré un livre dans lequel il rassemblait le travail de cette nouvelle vague éditoriale issue de «Rolling Stone» ou «Esquire».

Question (vous avez une heure trente pour répondre, en commentaires): qu'est ce que serait le nouveau journalisme trente ans plus tard à l'ère de l'Internet et de la déchéance du support papier?

Proposition : et si c'étaient les blogs?

Il y a de tout dans ce qu'on appelle la blogosphère. La grande majorité n'est qu'un vaste «bruit» issu de l'accès universel à la publication en ligne dans lequel les Hunter Thompson, Norman Mailer ou Truman Capote qui ont construit leur travail sur la fusion entre le journalisme et la littérature ne sont pas légions. Le gros des blogs serait plutôt produit par des auteurs qui clament leur mal-être dans la solitude de leur soupente.

Pour eux, le sens est secondaire, seule la présence compte. Ils sont assidus et prolixes, souvent pour ne pas dire grand-chose. On ne va pas s'en plaindre. La dimension démocratique de l'Internet est précisément d'avoir supprimé l'intermédiation entre un émetteur et son public potentiel.

Le blog a dix ans. Et donc l'âge de la raison. Celle-ci ne s'exprime plus seulement par le foisonnement, mais aussi par les pépites qui émergent du bruit de fond. Et c'est tout l'intérêt des blogs qui permettent aussi l'expression d'une expertise individuelle jusqu'ici indécelable. Or, non seulement le principe du blog permet à tout auteur de se faire entendre mais son architecture lui assure également promotion et notoriété - s'il la mérite. Le lien hypertexte est la sanction qui fait qu'un blog de qualité, pertinent, a finalement peu de chances de rester ignoré. Et cette popularité a de fortes chances d'être exponentielle: plus un blog fait l'objet de liens convergents, plus il est référencé par d'autres, etc.

Cette expertise concerne aussi bien les sciences, l'économie, que la politique. Aujourd'hui, le suivi de la crise mondiale est ainsi nettement enrichi par un blog «pro» comme celui de l'économiste Nouriel Roubini, Cassandre absolutiste du système financier dont dix ans plus tôt, le travail serait resté cantonné aux cercles universitaires. Cette expertise indépendante est entrée en concurrence avec le journalisme. Désormais, l'autorité individuelle peut s'affranchir de celle du vecteur éditorial. L'auteur-expert ne vaut plus seulement par le support d'où il s'exprime, il vaut par la popularité que lui confèrent ceux qui s'intéressent aux mêmes sujets.

Le journalisme est en train de connaître une évolution symétrique. Les grands sites de presse intègrent de plus en plus le blogueur-expert dans leur champ éditorial. Le Financial Times, le Wall Street Journal en ont des légions Les sujets font d'ailleurs l'objet d'une compétition sévère entre les titres. Un exemple : les deux grands journaux ont chacun capturé le segment de l'économie alternative et un peu loufoque en affermant deux auteurs de best-sellers: Tim Harford avec The Undercover Economist pour le FT et Steven Levitt auteur de Freakonomics pour le WSJ.

Seconde mutation: les journalistes ont de plus en plus tendance à adopter le format du blog. Spécialement dans les pays anglophones où il permet de s'affranchir d'un mode de rédaction ultra-formaté où l'expression d'une opinion est proscrite dans la couverture de l'actualité (en France, on n'a pas ce souci).

Là où un article va être structuré au point d'en être rasoir, le blog va permettre une forme plus alerte, plus incarnée de l'analyse; là où le commentaire ou l'éditorial est pontifiant, le blog est percutant avec une longueur variable en fonction du sujet et une périodicité aléatoire; là où l'article classique est unidirectionnel, le blog est conversationnel. L'article n'est plus figé, il est commenté, débattu, l'auteur revient sur son thème, le corrige éventuellement. Et comme toujours, la qualité appelle la qualité. Les sites qui laissent se développer un liseron de commentaires sans intérêt de la part de leur lectorat tirent leur contenu vers le bas; à l'inverse, ceux qui choisissent d'élaguer rendent l'arborescence plus belle.

Rien d'étonnant à ce que les soixante blogs du New York Times soient globalement plus intéressants à lire que les papiers d'actualité du site qui sont comme d'autres soumis à une «commoditization» d'une information qui est souvent partout au même moment. Les synthèses et les reportages du Times sur la guerre en Irak sont irréprochables mais le blog «Baghdad Bureau» donne une idée plus vivante du quotidien en Irak.

Le blog autorise un plus large spectre dans la couverture éditoriale comme par exemple la couverture en direct («Live Blogging») des auditions des grands patrons de l'automobile aux Etats-Unis. Détail révélateur sur l'importance prise par les blogs: dans le New York Times encore, ce long récit a été fait par Floyd Norris, le rédacteur économique le plus senior du grand quotidien américain. Il n'avait pas hésité pour l'occasion à jouer les sténotypistes. De la même façon, le NY Times doit être le seul journal au monde à compter parmi ses blogueurs un prix Nobel (Paul Krugman).

Alors, un «Nouveau Journalisme», le blogging pro? Sans doute pas au sens de l'évolution littéraire des années 70. Mais il est certain que la flexibilité du blog, la mise en concurrence des journalistes et d'une expertise extérieure jusqu'ici invisible, vont contribuer à améliorer le débat démocratique.

Frédéric Filloux

Image de une: Johnny Depp joue Hunter Thompson dans Las Vegas Parano. DR.

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