Égalités / Culture

«Tout est rentré dans l’ordre, les mecs ont le contrôle à Angoulême»

Temps de lecture : 5 min

Julie Maroh, auteure du roman graphique «Le Bleu est une couleur chaude», réagit à la polémique autour de la liste de nominés au Grand Prix d’Angoulême, qu’elle perçoit comme un exemple typique de mémoire et de mémorial sélectifs.

Illustration de Julie Maroh, avec son aimable autorisation
Illustration de Julie Maroh, avec son aimable autorisation

La polémique autour de la liste de nominés au Grand Prix d’Angoulême est à prendre comme un exemple typique de plusieurs phénomènes sociaux. J’entends par là que le monde de la BD n’est ni plus ni moins sexiste que d’autres environnements: il l’est tout autant.

Mais j’entends aussi que cette polémique a fait la joie des médias et de ceux qui se régalent de tels fruits juteux, puisque ça ne coûte de l’argent à personne. 90% des auteur-e-s de BD agonisent complètement depuis un an en essayant d’attirer l’attention sur le passage en force du RAAP et des nouvelles cotisations retraites. Certains doivent soit arrêter cette profession soit en prendre une supplémentaire. On ne sait pas comment on va payer le loyer et habiller les gosses. Mais tout le monde s’en fout, la misère sociale ne fait pas d’audimat.

Mémoire sélective

Comment toute cette polémique a-t-elle vraiment commencé? Mardi 5 janvier au matin la plupart des auteur.e.s de bande dessinée découvrent que le FIBD vient de publier la liste des trente nominés, incitant les auteur-e-s à voter pour trois finalistes. L’Académie des Grand Prix ayant été dissoute, c’est désormais le Festival qui décidait des nominés et de l’Élu final. Je dis le Festival mais ce rôle revient à une mini-élite de la compagnie 9eArt+ (gérant le festival), incluant Franck Bondoux, son directeur délégué général, ayant tous leurs propres intérêts. Tout cela pour dire que, non, les auteur-e-s n’élisent pas vraiment leur Grand Prix.

Mardi matin, tout comme mes consœurs du Collectif de créatrices de bande dessinée contre le sexisme, je découvre la liste et constate que parmi les trente noms retenus il n’y a pas une seule femme. On parle d’une liste internationale, donc cela signifie que pour le FIBD il n’y avait pas une seule femme au monde qui semblait mériter de figurer sur cette liste. Et ce n’est pas comme si les prétendantes manquaient! Je vous dis pas la gueule de bois...

Nous avons commencé à nous concerter, ne pouvant pas accepter cette nouvelle injustice. Étant donné qu’un mois plus tôt nous avions communiqué au FIBD un rapport détaillé quant à leur manque de représentativité féminine dans leurs jurys, nous l’avons d’autant plus mal avalé. Se dévoile là un fossé entre la ligne de conduite affichée du FIBD et la réalité d’un dialogue impossible entre eux et nous, collectif de 200 créatrices professionnelles (et non des moindres!).

À leur niveau de responsabilité, on attendrait davantage de compétence. Alors que nous décidions de la marche à suivre et de la mise en place d’un boycott, nous avons expliqué le problème à notre réseau d’amis et de collègues, que le Collectif préparait un communiqué, que nous refusions de voter et que chacun pourrait décider de relayer notre action. Les copains ont alors réalisé, certains amis se sont même excusés de ne pas avoir vu le pot aux roses et étaient sincèrement indignés.

L’affaire a commencé à ricocher sur la toile. À 14 heures, le Collectif a publié son appel au boycott et il a été partagé massivement, chacun y allant de son slogan ou de sa caricature. Jessica Abel, membre du Collectif, a directement contacté certains auteurs américains nominés pour leur exposer la situation et les inciter à prendre position. À 17h30, Riad Sattouf est le premier des nominés à déclarer sur Facebook qu’il se retirait de la liste à cause de son manque de représentativité féminine. Son post a déjà été liké plus de 33.000 fois, partagé environ 8.100 fois et les grands médias se sont jetés sur cet os.

Le féminisme a besoin de tout le monde. Je préfère largement voir les copains s’allier à notre cause que de hausser les épaules

Bonjour! J'ai découvert que j'étais dans la liste des nominés au grand prix du festival d'Angoulême de cette année....

Posted by Riad Sattouf on Tuesday, January 5, 2016

D’autres auteurs nominés ont suivi le boycott que nous avions lancé, dont ceux contactés par Jessica Abel. Le buzz est monté d’un cran. Pourtant la presse a préféré s’attacher aux «grands auteurs». Les Échos ont titré: «Accusé de sexisme, le festival de la BD d’Angoulême est boycotté par de grands auteurs», La Parisienne «admire» l’engagement de Riad Sattouf, Le Huffington Post met en avant Joan Sfar, qui lui-même remercie Riad «grâce à qui». Tout est rentré dans l’ordre, les mecs ont le contrôle.

Mémorial sélectif

Qu’on ne s’y méprenne pas, quand chacun des nominés s’est retiré de la liste, j’ai fait une danse de la joie. Je suis ravie de la prise de conscience collective et des actions des confrères.

Ce que je soulève ici est un phénomène médiatique typique, dû à un conditionnement social. Si, en tant que groupe féministe, nous crions au loup et demandons réparation, nous allons facilement passer pour les emmerdeuses de service qui n’ont rien de mieux à faire, voire qui sont des mal baisées. (J’exagère? Allez faire un tour sur Twitter ou Facebook.) Si un seul homme s’empare de nos revendications, il est vu comme le chevalier à la rescousse des princesses et déclenche l’admiration (comme cité plus haut).

Le féminisme a besoin de tout le monde. Je préfère largement voir les copains s’allier à notre cause que de hausser les épaules. Faisons simplement attention au mythe d’avancée sociale naturelle. Le progrès social, c’est un slogan électoral. Ce sont les luttes minoritaires qui font les avancées, ensuite récupérées par la masse et intégrées dans la vie sociale, tout en gardant les groupes minoritaires initiateurs à distance. Le féminisme est un bon exemple de cela. Ce phénomène existe depuis longtemps, il a même un nom: la cryptomnésie sociale.

On a gagné?

Franck Bondoux a gratifié toutes les femmes auteures de son mépris et de sa condescendance sur le plateau de Canal+ mercredi 6 au soir, «immergé, dit-il, dans ces problèmes féminins», incapable de reconnaître le bien-fondé de l’émoi que l’absence de femmes dans la liste de nominés avait suscité, et ce, alors même qu’une rétrospective de Claire Bretécher déplace les foules à Beaubourg. Il ne fait aucun mea culpa. Ses réponses sont très décevantes voire choquantes.

Certes, notre boycott nous a permis d’obtenir la promesse d’une démocratie réelle pour l’élection d’un Grand Prix, sans liste pré-établie, mais la polémique enclenchée remet en lumière des problèmes déjà existants: ce festival manque de transparence sur son règlement, sa gestion interne et ses finances, pour y ouvrir un livre il faut un pass adulte coûtant minimum 16 euros, la composition des jurys de sélection et de remise des Fauves sont loin d’être paritaires et –last but not the least– le comptage de notre manifestation d’auteurs contre la réforme du RAAP l’an passé laisse soupçonner que le mode de comptage des visiteurs pendant le festival est biaisé...

Je le disais: le monde de la BD est tout aussi sexiste que d’autres environnements. On peut ajouter qu’il est tout aussi gangrené. Après le buzz, nos combats continuent.

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