Culture / France

La gauche radicale, «Star Wars» et la culture populaire

Temps de lecture : 10 min

Un texte assez savoureux émanant d’un groupe interne au Parti communiste français donne l’occasion de se pencher sur le rapport que la gauche radicale entretient avec la culture populaire.

Quand Pierre Laurent utilise des références à l’univers de «Star Wars» | ERIC FEFERBERG/AFP - Montage Slate.fr/VM
Quand Pierre Laurent utilise des références à l’univers de «Star Wars» | ERIC FEFERBERG/AFP - Montage Slate.fr/VM

Le groupe Vive le PCF, dont le site précise «avec, sans ou contre la stratégie de sa direction», a publié le 27 décembre 2015 un texte traitant de Star Wars. Le retour aux fondamentaux s’impose évidemment pour ces tenants de l’orthodoxie communiste: «engager le débat sur Star Wars sous l’angle de la dénonciation de l’impérialisme américain, également de l’impérialisme culturel américain, communistes, nous l’avons toujours fait et je ne vois pas pourquoi nous ne le ferions pas aujourd’hui».

À propos des usages de l’imaginaire de Star Wars par des politiques (et en particulier par Pierre Laurent), ces militants communistes commentent: «Ce n’est pas très grave, mais pas non plus très drôle: dans ses avant-vœux sur Facebook, le secrétaire de notre parti, Pierre Laurent, y va du “côté obscur de l’année 2015 (actu oblige!)” à “d’ici là… [ses vœux], May the force be with you” (suivant la formule rituelle en anglais: “Que la force soit avec vous”). On le pardonne pour cette marque de conformisme!» Le site croit d’ailleurs déceler la vraie nature de Star Wars: «À Odessa, en Ukraine, le 23 octobre 2015 –en plein battage mondial pour le nouvel épisode–, les autorités ont fait remplacer la grande statue de Lénine qui veillait sur les habitants de la ville depuis des décennies par une statue de même ampleur représentant le chef des méchants de Star Wars, Dark Vador.» Cela prouve au moins une chose: le régime de Kiev sait utiliser les symboles de Star Wars mieux que ses adversaires dans son travail de propagande. Le site Vive le PCF conclut gravement: «Star Wars, ce n’est pas qu’un divertissement et le message de Star Wars n’est pas qu’une fable ou une plaisanterie.» Cet article a un mérite: il pose le problème du rapport que la gauche radicale entretient avec les productions culturelles et ce qui, par sédimentations successives, finit par composer la culture populaire, pleinement partie prenante du sens commun.

Force du message

Il est vrai que certains responsables politiques ont plongé un peu rapidement dans l’univers Star Wars ces dernières semaines. Parfois, ces références ne donnent pas sens au discours et ne font que surfer sur une vague publicitaire: ainsi Valérie Pécresse a-t-elle conclu son premier discours de présidente du Conseil régional d’Île-de-France par un «Que la force soit avec vous!» qui n’a rien d’antipathique mais n’apporte strictement rien à son propos et ne le rend pas plus compréhensible du plus grand nombre (cela n’éclaire pas davantage sur les intentions de la nouvelle présidente en matière de politique culturelle, soit dit en passant). Le ministère de l’Éducation nationale a également utilisé «Je suis ton prof» pour sa campagne de recrutement sans que l’on comprenne quel public était visé: élèves? futurs enseignants? les deux? La campagne n’était guère plus compréhensible. D’autres hommes politiques se sont essayés à des comparaisons hâtives avec Star Wars, sans grand succès… Jacques Myard, député des Yvelines, s’est énervé (dans la plus pure tradition anti-américaine) contre Star Wars, qu’il soupçonne d’endormir les Français… Ces usages hâtifs et parfois malheureux autant que les éventuels énervements ne doivent pas nous éloigner du sujet.

Un constat s’impose. Il peut faire hurler ceux qui sont les plus investis dans les partis politiques. Un jeune de 17 ans, primo-votant en 2017, a infiniment plus de chances de connaître Kylo Ren que Pierre Laurent, Cyril Hanouna que Claude Bartolone, Omar Sy que Laurent Wauquiez. Que cela plaise ou non, Arnold et Willy, Prison Break (abondamment utilisé dans le domaine politique en son temps) ou Game of Thrones (GOT) ont laissé plus de souvenirs dans la tête de l’immense majorité de nos concitoyens que Das Kapital, de Karl Marx, ou le Que faire? de Lénine. Le secrétaire du PCF, lucide, emprunte le vocabulaire de Star Wars pour faire passer son message. S’il envoyait trois pages invoquant les «contradictions du capitalisme» plutôt que le «côté obscur» pour faire passer son message, il n’est pas certain qu’il obtiendrait une meilleure audience. Cela ne signifie aucunement qu’il faut faire litière de la pensée critique, simplement que ce qui constitue le sens commun doit être pleinement intégré aux stratégies chargées de porter politiquement et électoralement cette pensée critique.

Un jeune de 17 ans, primo-votant en 2017, a infiniment plus de chances de connaître Kylo Ren que Pierre Laurent, Cyril Hanouna que Claude Bartolone, Omar Sy que Laurent Wauquiez

Les productions culturelles imprègnent le sens commun. Star Wars est un objet idéal pour comprendre les deux attitudes stratégiques observables au sein de la gauche radicale vis-à-vis de ces formes de culture populaire, aux codes devenus tellement universels qu’ils peuvent être désarticulés et réarticulés au profit d’une vision du monde alternative. Deux attitudes se déploient donc: d’une part, la dénonciation de Star Wars comme un produit «américain et décadent» (pour faire simple et reprendre les termes d’un maréchal soviétique campé par Jacques François dans Twist Again à Moscou) et, d’autre part, la prise en compte d’un certain nombre de codes, entrés dans le sens commun, liés à ces productions, codes qu’il s’agit d’utiliser pour révéler et mettre en avant des antagonismes.

Interprétations politiques

L’un des Cahiers de prison d’Antonio Gramsci était consacré au Risorgimento, c’est-à-dire à l’unification italienne. Outre son intérêt pour les forces politiques en mouvement dans cette période (le Partito d’Azione notamment), il comparait également les productions littéraires française et italienne, rappelant qu’en France un auteur populaire comme Eugène Sue (Cahier 19), dont les romans insistaient constamment, rappelait Gramsci, sur la nécessité de relier les masses paysannes à la capitale, Paris, avait eu une influence sur des hommes politiques comme Herriot. Unifier villes et campagnes, Nord industriel et Sud paysan, c’était, on le sait, une idée constante de Gramsci, qui réfléchissait au rôle des productions culturelles dans la construction de la nation italienne. Gramsci s’intéressait ainsi aux romans populaires: il convenait que certains avaient une fonction idéologico-politique et que d’autres ne revêtaient qu’une dimension sentimentale (Cahier 21). On pourrait aujourd’hui aisément distinguer Homeland et Les Feux de l’Amour comme idéaux-types de séries télévisées…

L’idée constante de Gramsci était de s’emparer du sens commun pour l’entraîner vers une réforme intellectuelle et morale. Fin 2014, la conférence de Pablo Iglesias consacrée à la stratégie de la gauche radicale tranchait en faveur d’une stratégie gramscienne (et également inspirée par Ernesto Laclau), ce qui bousculait quelques certitudes et habitudes des gauches radicales européennes. L’idéologie dominante se déploie selon différentes modalités jusque dans des formes de «culture dégradée» ou dans ce que Gramsci appelait le folklore. Souvent, ces productions reflètent les angoisses de notre temps. Cela est d’autant plus vrai que l’industrie de la série télévisée évolue très rapidement vers des sujets –c’est le cas de GOT, comme le souligne Iglesias dans un ouvrage collectif consacré à la série traduit et édité en France en septembre 2015, en introduction duquel il écrit: «Le scénario de destruction de l’ordre civil et politique présenté par la série […] établit un lien direct avec un certain pessimisme généralisé et une conscience latente de la fin de la civilisation occidentale telle que nous la connaissons.» Imprégnant le sens commun, elles méritent l’attention de ceux qui entendent agir idéologiquement, intellectuellement ou «moralement» en vue de remporter un combat politique et électoral. Pablo Iglesias avait offert le coffret de Game Of Thrones au roi d’Espagne, il a marqué plus de points que s’il lui avait offert un drapeau républicain espagnol. Plus généralement, Iglesias aime se pencher sur toutes les productions cinématographiques, comme en témoigne l’un de ses ouvrages consacré au cinéma et aux leçons de science politique que l’on peut en tirer (évoquant autant de grands auteurs, Zizek, Malraux, Fanon, Brecht, Harvey, que de films, Katyn, Amours chiennes, Apocalypse Now, etc.).

Il est vrai que La Croisière s’amuse laissera moins d’opportunité d’usages ou d’interprétation politiques que GOT (si ce n’est peut-être que l’autorité patriarcale du commandant Stubbing et la bienveillance maternelle de Julie reproduisent un schéma d’ordre social assez classique sinon conservateur, marqué par les stéréotypes de genre –mais arrêtons là la plaisanterie), Star Wars ou évidemment House of Cards. En matière de scandale politicofinancier, pour toute une génération de fans, les noms de Greg Sumner et Abby Ewing sont davantage connus du plus grand nombre que celui de Stavisky. Parler au plus grand nombre revêt une dimension d’impératif stratégique qui peut déranger mais que seuls les plus aguerris maîtriseront. Parler utilement politiquement de GOT sans maîtriser Machiavel n’est guère possible…

Imaginaire symbolique

Certaines séries ont véritablement accompagné des ères idéologiques précises. Dallas, série phare des années 1980, fut emblématique de l’ère reaganienne. J.R Ewing symbolisa l’esprit des années Reagan et la «révolution conservatrice» nord-américaine, faite de glorification d’un individualisme débridé, de glorification de l’esprit d’entreprise et de l’esprit de compétition. À la fin des années 1980, Serge Halimi pointa l’inflexion idéologique des États-Unis d’Amérique (au moment de la transition entre Ronald Reagan et George H. W. Bush), perceptible dans l’évolution de la consommation télévisuelle des Américains et écrivait: «Adieu au reaganisme: les héros de séries comme Dallas ou Dynasty, qui continuent de se vendre aux chaînes du monde entier, cèdent peu à peu la place à des personnages exaltant les vertus des pauvres et l’esprit de solidarité.» Cette inflexion dans l’ère conservatrice américaine annonçait-elle avec quatre ans d’avance l’ère Clinton?

En France, Châteauvallon fut également pointé par certains comme un «Dallas français» annonçant la mutation idéologique d’une France arpentant les sentiers de la conversion heureuse au libéralisme.

Les animateurs de Podemos sont entrés sur fond de «Ghostbusters», ce qui revient à signifier qu’ils entendent chasser les fantômes du franquisme. Si, froidement, un des animateurs avait déclaré à la tribune «Nous voulons chasser les héritiers du franquisme!», est-on certain que son message aurait aussi bien pénétré l’assistance?

Dès lors, les usages politiques des codes, images, symboles, du langage (en l’occurrence «Empire», «Côté obscur», etc.) sont possibles pour agir sur le sens commun. Pendant la campagne du référendum révocatoire de 2004 au Venezuela, les partisans de Hugo Chavez s’emparèrent de l’imaginaire de Star Wars pour présenter C3PO et R2D2 en champions du «No» à la révocation et Dark Vador en suppôt de l’Empire et de l’opposition anti-chaviste. Des figures connues de Hollywood ont fréquemment visité Caracas, comme Danny Glover, Sean Penn et quelques autres, contribuant ainsi à la popularisation de la «révolution bolivarienne» du Comandante Chavez. De ce point de vue, aussi habile à utiliser les codes de l’histoire vénézuelienne (tels que Bolivar, sa nourrice Hyppolita –dont le nom servit à l’une des missions sociales du gouvernement– ou le Popol Vuh, le livre sacré de Mayas, invoqué pour rappeler aux partisans des putschistes de 2002 ce que signifie le bien commun) que les figures du cinéma populaire venu de Hollywood, Chavez fut en vérité plus gramscien que sa tentative avortée de prise du pouvoir de 1992 ne le laissait présager. Même Cuba, pourtant peu suspecte de complaisance à l’égard de «l’Empire», laisse diffuser les productions hollywoodiennes et il n’est pas rare de trouver des usages politiques de ces productions dans des conversations à connotation politique.

L’imaginaire de Star Wars a été abondamment utilisé dans les élections espagnoles de décembre. Pendant la dernière campagne, les vidéos reprenant l’imaginaire Star Wars ont fait florès, le Nouvel Ordre étant souvent repeint aux couleurs du Parti populaire d’Aznar et Rajoy et la casquette de Francisco Franco recouvrant le masque fondu de Dark Vador. On comprend l’analogie: le PP n’est qu’un successeur du régime franquiste, comme le Nouvel Ordre l’est de l’Empire galactique des épisodes IV, V et VI de Star Wars. Iglesias, Monedero et Echenique, leaders de Podemos, y apparaissent évidemment en combattants de la résistance contre le Nouvel Ordre. Il est plus facile de faire comprendre à un jeune né en 1997 ou 1998 des clivages en utilisant l’imaginaire de Star Wars qu’en invoquant une histoire (à laquelle il va finalement accéder mais par le chemin détourné, et plus sûr, de l’imaginaire lié à ces productions). Cela n’évite évidemment pas la nécessité d’un solide enseignement historique par ailleurs, bien au contraire, mais ce qui fera instantanément écho dans la tête du plus grand nombre passera par des codes plus largement diffusés. De même, lors de leur meeting à Palma de Majorque, la semaine précédant les élections, les animateurs de Podemos sont-ils entrés en scène sur fond de bande-son de Ghostbusters, ce qui revient à signifier qu’ils entendent chasser les fantômes du franquisme. Si, froidement, un des animateurs avait déclaré à la tribune «Nous voulons chasser les héritiers du franquisme!», est-on certain que son message aurait aussi bien pénétré l’assistance?

Gramsci s’intéressait aux romans populaires dans l’Italie des années 1920, Iglesias ou Monedero aux films et séries, Stuart Hall s’intéressait même à l’impact du walkman. Le sens commun est le produit d’une construction historique dans laquelle les productions culturelles jouent un rôle. Il est aussi contradictoire. Il intègre différents éléments qui s’articulent différemment selon le travail idéologique et politique qui est opéré à son endroit. Utiliser l’imaginaire de Star Wars pour le subvertir à l’avantage d’une contestation du camp adverse (celui que la gauche radicale désigne comme les tenants de la Caste) est assurément efficace, à condition évidemment d’activer à travers sa symbolique, ses personnages et ses phrases-clés les antagonismes utiles au combat politique à mener. Connaître Gramsci et désigner qui est Kylo Ren: un sport de combat… culturel!

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