Brutal et bagarreur dans sa jeunesse, Jean-Marie Le Pen parlait du «voile rouge breton» qui s’abattait devant ses yeux, quand l’alcool le rendait mauvais et une offense méritait vengeance, et rien ne comptait que l’ivresse des coups. Marine était sans doute sobre mercredi matin et ses rixes ne sont faites que de mots, mais le voile breton aveuglait son sens moral quand elle a twitté des images de corps suppliciés par Daesh, voulant ensevelir sous l’horreur le journaliste Jean-Jacques Bourdin, coupable selon elle d’avoir acté un parallèle entre le Front national et l’Etat islamique en interrogeant l’islamologue Gilles Kepel.
«J’en ai marre» me disait-elle le soir, dans une longue conversation. Elle était remontée à souhait mais sans aucun cri, sûre de son fait, alors qu’elle venait de fabriquer son «détail»: ce mot qui fera partie de vous, qui vous résumera jusqu’au bout de votre âge, qui justifiera contre vous les préventions et les interdits. Son père est pour toujours le profanateur des chambres à gaz, elle est désormais celle qui méprise les martyrs du terrorisme. Elle ne voyait pas aussi loin, jurant qu’elle défendrait l’honneur de son parti et de ceux qui la suivent, qu’elle n’admettrait plus d’être assimilée aux barbares, révoltée par Manuel Valls, grand artisan de son isolement («il est fou»), défiant le monde et répétant encore: «J’en ai marre».
Souvenirs et hérédité
«On en a marre», c’était le mot de Jean-Marie Le Pen il y a 18 ans, quand il projetait sa masse contre une socialiste terrifiée, Annette Peulvast Bergeal, alors maire de Mantes-la-Ville et candidate aux législatives du printemps 1997. L’ours breton poussait la dame, la griffait et hurlait, «on en a marre!», et l’image lui valut condamnation. Ce jour-là, Le Pen avait été accompagné de manifestants aux cris de «F comme fasciste, N comme nazis», c’étaient les slogans de l’époque, ils enserraient toutes les démonstrations frontistes, et la frustration avait emporté le chef. Le harcèlement démocratique –ainsi parlait-on- avait rempli son œuvre, poussant Le Pen à la rage. Nous y revoilà. Cet automne 2015, le parallèle entre le repli identitaire gaulois qui nourrirait le FN, et la crise identitaire musulmane qui porterait Daesh a poussé Marine le Pen vers l’odieux. «Voter FN, c’est voter Daesh», disaient Mourad Boudjellal, magnat de la bande dessinée, patron du Rugby club de Toulon et soutien de Christian Estrosi tout comme le socialiste François Patriat, président sortant de l’ex-région Bourgogne, et combien d’autres, entre sociologisme oiseux et raccourci journalistique… Marine Le Pen est tombée dans le piège. Elle s’est révélée odieuse, préoccupée de sa seule colère et méprisant les morts. Ses ennemis tiennent leur preuve.
Notons bien. La jouissance n’est jamais loin quand le voile rouge se dissipe. «Ca fait du bien», ronronnait Le Pen en 1997 après son équipée mantoise (ayant également coursé un manifestant aux cris de «pédés, rouquin, je vais te faire courir»). Marine, elle, plastronne sous l’indignation. Ne regrette rien ni ne concède, et, si l’on remonte son offensive twitteuse, on y verra aussi cette invite lancée à ses fans: «électeurs du FN, @JJBourdin_RMC vient de vous comparer à Daesh. Dites ce que vous en pensez à RMC : 0171191191» Elle sait, Marine, ou suppose, que l’auditorat d’une radio populaire peut recouper l’électorat de son parti populiste, et elle en joue, ravie. Qui a besoin de qui? Elle renvoie RMC et Bourdin dans le système et la ploutocratie, comme si elle disposait, elle, de l’authenticité prolétarienne. Six millions de voix, sept millions demain, les jeunes et les ouvriers sont à elle et que les journalistes en tiennent compte. C’est une histoire qu’elle se raconte aussi, mais allez savoir. Son père aussi parlait à sa France, qu’il entretenait contre les autres. Ils sont les mêmes, et cela n’a jamais été aussi vrai qu’aujourd’hui, quand elle lève son peuple contre le système.
Le Front renoue avec son passé
Les tweets profanateurs de Marine Le Pen ne sont pas seulement l’expression d’une colère... Ils marquent un moment du Front qui retrouve ses cycles antérieurs. L’alternance de périodes d’optimisme, de paris sur une acceptation possible et l’envie de l’assiette au beurre –et de moments de replis identitaires, de verrouillages idéologiques dans le rejet de tous les adversaires… Le Pen père, ainsi, ne fut pas toujours antisémite, on veut dire publiquement. Il le devint à la fin des années 80 quand la droite au pouvoir ne l’intégra pas à son jeu. Si Chirac le rejetait -Le Pen s’en convainquait- c’était sous la pression des lobbys juifs qui dictaient leur loi au patron de la droite. Ce fut alors -après le premier «détail», que le FN et son chef firent du négationnisme un argument politique (Faurisson parla ainsi dans National-Hebdo, l’organe du FN). Les dérapages de Le Pen et la réprobation qu’ils entrainaient, consolidaient le FN en forteresse assiégée, le glacis du vieux diable. La diabolisation était aussi voulue par le leader frontiste pour répondre au rejet. «Un Front gentil, ça n’intéresse personne», maugréait Le Pen en 2005 quand sa fille, pas encore tout à fait rebelle, tâtonnait à polir son image… Le déjà vieux Monsieur avait alors qualifié l’occupation allemande de «pas tellement inhumaine», et ce dérapage collabo était une réponse –stupide, abjecte et vexée- à l’humiliation de 2002, quand 82% des votants de la présidentielle et des millions de manifestants avaient signifié son interdit à Le Pen après la duperie du 21 avril.
Humiliation et diabolisation
Au second tour des élections régionales, Marine Le Pen a connu ce qu’avait subi son père. Personnage starisé du monde des médias, ayant chassé papa et donc l’antisémitisme du FN, récupérant les dégénérescences du gaullisme et les rémanences du communisme, influençeuse mondiale selon Time Magazine, ayant soulevé les votants comme jamais l’extrême droite avant elle, elle se retrouvait, elle, la blonde espérance de la France furieuse, stigmatisée à son tour, fauteuse de trouble et annonciatrice de la guerre civile (Valls), et puis battue, tout simplement. Finalement, malgré ses purges et son énarque, le Front était suspect, de fascisme parfois, d’incompétence autrement, et donc refusé.
Tant d’efforts pour cela? Pour Marine et ses ambitieux, le choc est aussi violent que pour le FN de 1986, qui avait cru pouvoir accompagner la droite victorieuse, et la conséquence est identique. Les vainqueurs ont triché, le système est pervers, ces gens-là paieront air connu. Mais plus encore: puisque vous nous rejetez, dit le Front (imaginons que le Front parle), nous serons réellement détestables, et cette diabolisation que vous nous imposez, nous la construirons nous-même, nous la choisirons, et nous twitterons des cadavres.
Pour Jean-Marie, l’antisémitisme n’était qu’une circonstance, qui lui correspondait sans doute, une vilenie de son âge. Mais être le Mal était le vrai sujet, et s’en prendre au martyre juif un moyen imparable. Marine n’est pas antisémite. Elle a d’autres transgressions qui lui correspondent. Attaquer l’Islam ou les migrants, hélas, ne choque plus grand-monde dans ce pays. Mépriser les suppliciés du terrorisme, en revanche, relève du blasphème. En quelques tweets, elle a nié un sacré de notre temps: ce que l’on doit aux morts, et singulièrement aux victimes de la barbarie djihadiste, ce nazisme de nos peurs. Elle ne nie pas le supplice -son père le faisait- mais elle nie les suppliciés. C’est son détail de l’histoire, un détail à sa mesure. Quand bien même elle n’aurait voulu que choquer pour démontrer, elle a enfilé le vieux costume de son diable de père. Elle lui aura pris cela, aussi.