France

Les gauches en panne face au nouvel ordre électoral

Temps de lecture : 7 min

Alors que la gauche de gouvernement attend le retour cyclique du beau temps, la gauche alternative est en faillite.

LOÏC VENANCE / AFP.
LOÏC VENANCE / AFP.

Les deux tours des élections régionales des 6 et 13 décembre ont délivré quelques enseignements sur le niveau des gauches françaises et l’univers stratégique dans lequel elles vont évoluer jusqu’en 2017, année des prochains scrutins décisifs pour le pouvoir national.

Rappelons tout d’abord que le total gauche enregistré lors du premier tour était de seulement 35,3%, un plus bas historique, proche des piètres scores cumulés des européennes de 2014 et des départementales de mars dernier. A cet égard, la satisfaction de Stéphane Le Foll de voir que «le total de la gauche en fait le premier parti de France» était mal placée pour deux raisons: parce qu’il ne s’agit justement pas d’un parti, et parce que l’ensemble de ces forces n’avait jamais été aussi faible à un tel scrutin. Les régionales ont ainsi confirmé une des caractéristiques du nouvel ordre électoral qui semble se mettre en place depuis l’élection de François Hollande, à savoir que la gauche y stagne à un étiage historiquement bas sous la Ve République (et même au-delà).

Un résultat en demi-teinte pour le PS

A l’intérieur de cette configuration morose, c’est toutefois le PS au pouvoir qui s’en tire le mieux. Sauf en 1998 où le gouvernement Jospin était encore populaire, les régionales ont généralement été l’occasion pour l’électorat de sanctionner l’exécutif en place. Si les socialistes ont été les bénéficiaires de ce phénomène en 2004 et 2010, il leur est déjà arrivé de le subir: en 1992, les listes du PS seul dépassaient à peine les 18%, ce qui représentait une chute de plus de dix points par rapport à 1986, année du premier scrutin pour ces nouvelles collectivités. Cette fois-ci, dans un contexte où le bilan gouvernemental est pourtant impopulaire, le parti maintient son score de premier tour par rapport à 2010 et réussit à conserver cinq grandes régions.

Il ne faut bien sûr pas négliger les dégâts supplémentaires infligés à l’appareil socialiste par cette défaite. Comme aux municipales et aux départementales, ce sont des ressources financières, des collaborateurs et des réseaux d’influence qui s’évaporent. La dénationalisation de l’implantation du parti (fort surtout en Bretagne, dans le Sud-Ouest et dans les idéopôles) s’aggrave aussi. Comme aux départementales, les territoires perdus la ramènent grosso modo dix-sept ans en arrière. Plus grave encore, les retraits au Nord et en Paca laissent des assemblées vides de tout élu socialiste, ce que la libre expression des électeurs avait déjà réalisé dans certains départements comme le Var.

Après la pluie, le beau temps?

Il n’en reste pas moins que l’espoir d’une bonne partie des élites socialistes consiste à voir dans ces revers une sorte de «passage obligé» n’empêchant pas des revanches ultérieures. Un peu comme le Devin d’Astérix, ces dirigeants se disent qu’«après la pluie, viendra le beau temps». Anticipation hasardeuse, répondront ceux qui ont plutôt en tête la part d’inédit de la période actuelle. Comme nous l’avons déjà souligné sur Slate, les analogies avec le passé ont trouvent leurs limites, d’une part dans une configuration économique marquée par une crise structurelle de la zone euro et de l’économie-monde, d’autre part dans une configuration politique marquée par l’avènement d’un nouvel ordre électoral.

Or, c’est justement de ce nouvel ordre que certains responsables socialistes comptent profiter sans vraiment changer de politique, soit en 2017 soit dans un délai ultérieur raisonnable. En effet, autant ces deux tours des régionales ont confirmé la progression du FN en voix et en potentiel électoral, autant le second a témoigné de la persistance de son isolement. De même que la droite est prise à son propre piège (avoir libéré le Moloch de l’enjeu identitaire et devoir le nourrir sous peine de voir fuir ses partisans vers «l’original plutôt que la copie»), le FN aura du mal à rassurer une majorité d’électeurs sans abandonner une part du discours subversif pourtant indispensable à son attractivité.

Selon un raisonnement assez cynique, l’alternance au pouvoir entre PS et LR (ex-UMP) pourrait donc continuer comme avant, grâce à une sorte de «tripartisme imparfait»: dans ce système, le FN aurait assez de force pour accéder régulièrement au second tour, mais jamais assez pour l’emporter. Outre qu’il n’exigerait guère que la patience comme vertu, un tel jeu aurait l’avantage de faire taire toute dissidence (à droite comme à gauche), tant les conditions d’accès et de succès au second tour se seraient durcies. Le sort de la gauche alternative lors de ces régionales (fusionnant dans tous les cas où elle le pouvait mais impuissante face à son humiliation par Jean-Yves Le Drian en Bretagne) donne une idée de ce que les concurrents du PS seraient destinés à endurer.

Comment s’assurer une domination (plus ou moins) à gauche

Jean-Christophe Cambadélis à la tête du PS, et François Hollande avec 2017 en tête, comptent visiblement sur l’épouvantail frontiste pour discipliner à la fois le PS et la gauche. C’était le sens de la fameuse phrase présidentielle sur la «dispersion/disparition» de la gauche. Comme nous l’avons expliqué avec Gaël Brustier dans un chapitre des Faux-semblants du Front national, il existe cependant une autre instrumentalisation socialiste de la cause anti-FN: celle représentée par Manuel Valls et ses proches. Dimanche soir, son appel à «construire ensemble» faisait écho aux «échanges transpartisans» espérés par Jean-Marie Le Guen au début de l’année, et s’avérait cohérent avec sa proposition (faite avant le premier tour) de fusions PS/LR dans les régions où cela serait nécessaire pour «faire barrage au FN».

Cet appel s’appuie surtout sur une tentative plus ancienne et plus vaste de reconfiguration du centre-gauche français, traduite par une rhétorique focalisée sur la République, mais qui en livre une version assez autoritaire, compatible avec «l'idéologie propriétariste» et peu ouverte à la question écologique.[1] Il ne s’agit pas seulement pour Valls d’avancer un agenda idéologique compatible avec le fameux Front républicain, mais de jouer le long game au cas où les rapports de force continueraient à évoluer en faveur du FN et/ou en défaveur du PS et de la gauche, devenus structurellement minoritaires face à un «oligopole des droites».

Quoi qu’il en soit, tous ceux qui ont espéré ou espèrent un «tournant à gauche» du quinquennat Hollande (y en a-t-il encore?) devront boire le calice jusqu’à la lie. Non seulement l’exécutif n’en a pas le désir, mais il ne subit pas de contrainte en ce sens. A cet égard, l’annonce le 7 décembre de l’absence de coup de pouce au Smic est symbolique. Plus déterminant, le budget voté pour 2016 va à rebours des préconisations des économistes hétérodoxes ignorés par le pouvoir.

La faillite de la gauche alternative

Pour qu’il en soit autrement, il aurait fallu que «l’autre gauche» existe dans ce scrutin (et dans les précédents). De façon significative, on n’a quasiment pas parlé d’elle tout au long de ces quinze derniers jours. Un scrutin nationalisé et tenu à la proportionnelle lui offrait pourtant des conditions plus favorables qu’aux départementales de mars, que son offre électorale éclatée et illisible ne lui aura pas permis de saisir.

Même avec des listes unifiées sur le territoire national, cette force politique n’aurait de toute façon guère pu concurrencer le PS, tant la dynamique lancée lors de la présidentielle de 2012 s’est aussitôt essoufflée. Pour des raisons que nous avons évoquées à plusieurs reprises sur Slate (ici et ), la gauche radicale française ne connaît pas le succès dont peuvent se prévaloir ses homologues au sud de l’Europe. Non pas qu’un espace n’existe pas pour elle, mais Chloé Alexandre a montré dans une note de la Fondation Jean-Jaurès que la gauche radicale mobilise beaucoup moins les citoyens partageant ses idées que le FN ne le fait de son côté.

Quel que soit le mode de calcul utilisé, la gauche alternative est en recul à ces élections (l’extrême-gauche étant réduite à l’état de traces électorales). L’électorat mélenchoniste de 2012 est celui qui a été le plus «sous-mobilisé» au premier tour, d’après plusieurs instituts. Dans le nouvel ordre politique en train de s’imposer, le destin actuellement le plus probable de cette gauche est celui de la marginalisation. Déjà en 2012, dix ans après le traumatisme du 21 avril, les mâchoires du «vote utile» s’étaient à peine desserrées; en 2017, elles seront actionnées dès avant l’élection pour déchiqueter d’avance toute alternative. Mais les propres erreurs de «l’autre gauche», et sa difficulté finale à mobiliser pour un horizon désirable, suffisent à la laisser sur le carreau.

Jean-Luc Mélenchon a raison de se demander si cette gauche «est guérissable» et d’être dubitatif sur ce qu’un «rassemblement des sigles» pourrait bien changer. La seule voie de salut, s’il en reste une à court et moyen termes, serait une méthode nouvelle grâce à laquelle les partis actuels, fondus dans un processus incluant associations, activistes et non-encartés, aboutiraient à une plate-forme programmatique portée par une personnalité difficilement taxable de professionnel(le) de la politique. Et que ce mouvement s’illustre par des luttes ou des réalisations concrètes, sans attendre le scrutin, pour montrer qu’agir souverainement pour améliorer la qualité de la vie reste possible.

En Galice, comme le raconte Ludovic Lamant sur Mediapart, les gauches ont appelé ce processus une «confluence» plutôt qu’une «coalition». Plus largement et avec toutes les précautions d’usage, les innovations en de ce camp en Espagne, en Grèce mais aussi au Portugal (types de leaders, liens à la société, axes de campagne) seront à (ré)étudier de près. Dans tous les cas, face aux progrès des enjeux identitaires à droite et au pouvoir de chantage d’un PS tenté par les rivages d’une République de l’ordre-dans-la-compétitivité, la gauche radicale et écologiste doit elle aussi se préparer à «jouer une longue partie». Moins que jamais en mesure de renverser la table dans un système politique pour l’heure verrouillé, le minimum qu’elle puisse faire est de se préparer au cas où celui-ci soit renversé… par quelqu’un d’autre.

1 — Sur les voies divergentes du républicanisme, voir la conclusion des Théories de la République de Serge Audier (La Découverte, 2015, nouvelle édition). Revenir à l'article

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