Depuis les dernières élections régionales, qui ont vu le Front national réaliser un score historique au premier tour, la patronne du parti, Marine Le Pen, s’est imposée une cure de silence médiatique. Pour autant, le FN reste présent dans toutes les têtes. La défaite d'un souffle du FPÖ au second tour de la présidentielle autrichienne (49,7% des voix) l'a ramené au centre des discussions pendant quelques jours, certains voyant dans l'exemple autrichien les prémices de ce qui pourrait se produire ici d'ici quelques années. Comme le germaniste Jacques Le Rider, pour lequel l'Autriche est «le banc d’essai» d’un scénario européen, et particulièrement français.
Et de fait, le Front national plane au-dessus de ses concurrents dans les sondages pour l’élection présidentielle 2017. Celui-ci est donné quasiment à chaque fois devant les candidats de droite au premier tour, à l’exception d’Alain Juppé –dans un sondage TNS-Sofres publié mi-avril, le maire de Bordeaux arrivait avec neuf points d’avance sur Marine Le Pen. La cheffe de file du FN devance tous les autres candidats du parti Les Républicains, même Nicolas Sarkozy, et on ne parle pas des candidats de gauche... Et les Français semblent convaincus de l'inéluctable: 74% d’entre eux sont persuadés que le FN sera au second tour.
Pendant des années, pour contrer l’avancée du Front national, beaucoup se sont contentés de brandir la menace fasciste. Peu ont pris le temps de comprendre ce qu’était vraiment le FN, ce qui séduisait ses électeurs et qui faisait la réussite de ce parti. Par peur, peut-être, de le légitimer. Mais en se privant d’une telle analyse, on ne comprend pas pourquoi les partis traditionnels subissent un tel désamour, ce qui séduit dans un cas et manque dans l’autre.
«Le problème est que l’on préfère s’épouvanter devant les résultats du FN au lieu de regarder la réalité du désastre politique en face», analyse Frédéric Gilli, chercheur à Sciences Po, dans les colonnes du Monde. «Les médias n’offrent plus un espace de lecture possible du discours du Front national et de ses ambiguïtés», abonde Cécile Alduy, auteur de Marine Le Pen prise aux mots. On s’est longtemps satisfait d’une analyse négative, mettant en cause des facteurs extérieurs comme le chômage ou la crise du politique, dépeignant des électeurs animés uniquement par le rejet. Si les électeurs votent FN, c’est parce qu’ils veulent protester contre les partis traditionnels ou parce qu’ils cherchent un bouc émissaire, «l’étranger», clame-t-on. C’est peut-être en partie vrai, mais est-ce suffisant, maintenant que nous savons qu’il peut constituer autant un vote d’adhésion qu’un vote par opposition ou protestation?
1.La clarté, la cohérence et la simplicité (apparentes) du messagevs des partis coupés des classes populaires
Si le FN progresse, affirment de nombreux spécialistes de ce parti, c’est parce qu’il a réussi là où d’autres ont échoué ou bien ont abandonné le combat. À commencer par le fait de se faire entendre des classes populaires et d’être considéré comme plus clair, plus audible, d’elles. «Dans la confusion idéologique ambiante, il est devenu la clarté», résumait Nicolas Lebourg lors d’une conférence de presse de la Fondation Jean-Jaurès post-élections régionales. Les populations les plus marginalisées et exclues du champ social ne comprennent plus les discours des hommes et femmes politiques, elles s’en sentent éloignées. C’était un constat déjà dressé en début d’année 2015, par le livre de Nonna Mayer et Céline Braconnier Les inaudibles. Sociologie politique des précaires. Ces populations comprennent mieux Marine Le Pen. «Sur le terrain, on nous disait: “Elle au moins on comprend quand elle parle, et ça nous change des costumes cravates”», explique Nonna Mayer, jointe par Slate.fr.
À cela, il y a une raison majeure, répétée en boucle par de nombreux politologues: perdant chaque année plus de militants, les partis se sont coupés de l’électorat populaire. «Le PS n’est plus du tout un parti des milieux populaires. On est aujourd’hui arrivé au stade ultime de cette fracture», analyse le chercheur Rémi Lefebvre, professeur de sciences politiques à l’université Lille 2 et chercheur au CNRS, dans une interview aux Inrocks. «C’est vrai que Marine Le Pen est à l’aise avec les gens des milieux populaires, elle est respectueuse d’eux. Je ne suis pas sûr qu’il n’y ait pas un mépris de classe de la part d’autres élus», se demande Nicolas Lebourg dans une interview à L’Opinion.
La clarté du FN s’explique aussi par la relative faiblesse des voix dissidentes au sein de la formation politique, contrairement à d’autres partis qui ont une culture démocratique. À l’instar d’EELV, pour citer un exemple typique, mais c’est vrai aussi dans une moindre mesure pour les partis de gouvernement comme Les Républicains (LR) et le Parti socialiste (PS). À l’exception du duel entre la nièce et la tante, les prises de parole contradictoires sont rares.
Ce n’est pas que les leaders du FN parlent plus simplement ou plus clairement, c’est qu’ils parlent d’une seule voix, sans se contredire les uns les autres
Cécile Alduy, professeure à l’université de Stanford, spécialiste de littérature et politique
«Ce n’est pas que les leaders du FN parlent plus simplement ou plus clairement, c’est qu’ils parlent d’une seule voix, sans se contredire les uns les autres sur la ligne politique fondamentale du parti, qui reste l’immigration et la critique de l’Union européenne. [...] Les courants ne sont d’ailleurs pas autorisés au sein du FN –et on vient de voir ce qu’il en coûte d’émettre une voix discordante avec l’éviction de Jean-Marie Le Pen et bientôt de Bruno Gollnish et Christine Arnautu. En outre, le FN dit la même chose sans varier depuis près de trente ans (sauf sur certains points de politique économique): il est cohérent avec lui-même dans le temps, et dans l’espace», analyse Cécile Alduy, professeure à l’université de Stanford, spécialiste de littérature et politique, contactée par Slate.fr.
Symbole et exemple de cette clarté, les noms des listes FN aux élections régionales affichaient toutes la couleur de l'unité. Contrairement aux affiches PS et LR, le logo du parti était bien visible et on y faisait clairement référence à la présidente de son parti. «On avait des listes avec le nom FN assumé, le nom Le Pen assumé, commentait le spécialiste du FN Nicolas Lebourg à la Fondation Jean-Jaurès. Il y a une identité de labels assumée, quand la plupart des partis ne l’assument pas.» «Nous sommes incapables nationalement de proposer une alternative crédible, se lamentait lors des élections régionales Eric Coquerel, coordinateur du Parti de gauche et tête de liste à Paris. Le FN se présente partout avec la même étiquette et la photo de Marine Le Pen. Nous, nous avons des noms différents et des accords à géométrie variable.»
Si les discours du FN sont plus clairs, c’est aussi parce qu’ils sont plus simplistes. «Les plus fédéralistes le concèdent: Marine Le Pen a une offre nationaliste, xénophobe et antieuropéenne qui a l’apparence de la cohérence», écrivait le journaliste Arnaud Leparmentier dans les colonnes du Monde le 9 décembre 2015. Mais l’apparence seulement. «Le FN apporte des réponses simples à des questions complexes. Par exemple quand Jean-Marie Le Pen disait “il y a 1 million de chômeurs et c’est 1 million d’immigrés en trop” [sur une affiche de campagne datant de 1978, réactualisée en 1980 et 1982], c’est évidemment beaucoup plus compliqué que cela», confie Anaïs Voy-Gillis, doctorante en géopolitique à l’Institut français de géopolitique (IFG), à Slate.fr. Autrement dit, les slogans sont clairs, mais pas vraiment les idées car, dès que l’on creuse un peu, les assimilations simplistes tombent d’elles-mêmes.
Cette clarté est donc une simplification à outrance, plus accessible à certains électeurs. Le parti continue par ailleurs de pêcher parmi les populations les moins éduquées, même si ce phénomène est moins massif qu’auparavant. Les non-diplômés ou titulaires du brevet étaient ainsi plus nombreux à avoir voté FN (35%) que LR (25%) ou PS (22%), selon une étude de l’Ifop réalisée le 6 décembre 2015. Idem chez les simples bacheliers (32% contre 23% et 24%). L’écart est encore plus grand chez les titulaires d’un certificat d’aptitude professionnelle (CAP) ou d’un brevet d’études professionnelles (BEP) (46% contre respectivement 20% et 17%). Les titulaires d’un diplôme de deuxième ou troisième cycle sont en revanche bien plus nombreux chez les sympathisants du PS (28%) ou de LR (34%) que chez ceux du FN (13% seulement de votants disposant d’un tel diplôme). Pour Nonna Mayer, le diplôme est donc le «facteur explicatif n°1»: «L’école nous apprend à penser la complexité, développe l'esprit critique. Et l’école c’est aussi la promesse d’un emploi…» On peut d’ailleurs émettre l’hypothèse que la baisse du niveau scolaire, constatée par les études internationales Pisa depuis quinze ans en France, ait pu jouer sur la montée du Front national, comme le suggérait déjà en 2011 la spécialiste d’éducation Véronique Soulé, et comme le faisait remarquer récemment l’ex-directrice du Monde et journaliste au quotidien britannique The Guardian, Natalie Nougayrède.
2.Une offre politique qui paraît originale... ... face à des partis qui se copient et le copient
Une autre raison profonde de l’attirance des électeurs pour le Front national est qu’il paraît plus original, authentique et constant. Par rapport aux partis de gouvernement, le parti de Marine Le Pen tranche avec ses propositions de relever le Smic de 200 euros, de sortir de l’euro et de rétablir les frontières, ou de renationaliser les banques. Il paraît en outre plus constant. Depuis des années, nombre d’acteurs politiques et de journalistes n’ont d’ailleurs pas cessé de le répéter: le FN n’a pas changé. On peut se demander si cette analyse, en plus d’être partiellement fausse, n’a pas au contraire séduit les électeurs, en créant une impression de constance qui paraît positive, et en même temps de différence, là aussi valorisée.
En face, les partis de gouvernement paraissent singulièrement similaires: «Les partis de gouvernement se confondent dans une espèce de “sociale-démocratie” dans laquelle il devient difficile, pour une part significative de citoyens, d’identifier ce qui sépare un Bayrou d’un Hollande ou un Juppé», commente Christèle Marchand-Lagier, spécialiste du FN en Paca. «La seule rupture qui marque les esprits, c’est le Front national», affirme quant à lui aux Inrocks le chercheur Rémi Lefebvre, proche du Parti socialiste. «Chacun tente d’avoir son vocabulaire propre. “Pacte de croissance” et non “libération du travail”. Mais les électeurs sentent que concrètement c’est très proche», estime Cécile Alduy.
À gauche, le déplacement à droite du PS donne l’impression qu’il copie la droite, au lieu de trouver son positionnement original. A droite, Les Républicains n’ont pas cessé de s’inspirer des idées du FN pour essayer de récupérer leurs électeurs. Surtout, droite et gauche en ont fait le mètre-étalon de la République, se positionnant souvent ou toujours par rapport à ses idées, lui donnant ainsi plus d’importance qu’il n’en aurait eu sinon. Même le PS a fini par reprendre l’une de ses mesures-phares, en proposant la déchéance de nationalité des binationaux. Le piège optique est tendu.
La position d’outsider du FN lui donne une apparente ‘virginité’ politique, sur le mode du ‘on a tout essayé, sauf le FN’
Cécile Alduy, auteur de Marine Le Pen prise aux mots
L’illusion d’originalité joue aussi pour une autre raison. Le FN n’ayant jamais exercé le pouvoir au niveau national ou même régional, il y a un effet de mirage sur la nouveauté de ses idées: «La position d’outsider du FN lui donne une apparente “virginité” politique, sur le mode du “on a tout essayé, sauf le FN”: la désaffection du politique ne le touche pas, car il n’est pas jugé responsable de la crise actuelle», analyse Cécile Alduy.
Une fois que l’on a constaté cette indifférenciation, reste des questions, inépuisées, et des bémols à apporter. «Le bloc FN est très identifiable. Ça c’est certain. Et il est bien séparé des autres blocs qui sont bien dans un système. [...] Mais la liste Fluo ou le Front de gauche se différencient aussi, Besançenot est bien différent de tous les autres, et ils échouent aussi pourtant», remarque la politologue Virginie Martin. «L’indifférenciation des partis est réelle mais elle ne joue que pour les citoyens qui votent et sont les plus intéressés, nuance elle aussi Christèle Marchand-Lagier. Attention au fantasme du citoyen parfait: ce sont très rarement les propositions explicites des partis qui font voter les gens, mais plus souvent les rapports complexes entretenus avec leurs histoires familiale et sociale.»
Par ailleurs, il faut nuancer l’originalité du Front national, selon Cécile Alduy, pour laquelle le discours de Marine Le Pen ne serait «pas si différent que ça de celui du PS ou du LR sur les sujets économiques»: «Elle aussi sait manier la langue technocratique, asséner des chiffres, et elle a d’ailleurs fait étalage du “chiffrage” de son projet en 2012, pour bien montrer qu’elle serait bonne gestionnaire. Mais dans le même temps, elle réaffirme sans cesse sa différence en tant que “anti-système” et “anti-Europe”. Pourtant, sur les programmes des régionales, Marine Le Pen a des propositions très consensuelles dans le détail (circuits courts pour les cantines et la production, favoriser les entreprises qui ne délocalisent pas…). Le grand avantage du FN aujourd’hui, c’est qu’il n’a jamais gouverné.»
3.La marque Le Pen... face à des candidats qui ne se détachent pas
La capacité à se démarquer du Front national n’est évidemment pas son seul facteur de réussite. À l’ère de la consommation du people, où l’image a une importance majeure et où les votants, désabusés de la politique, se décident parfois sans avoir jamais lu ni programmes ni idées, être télégénique est un atout non négligeable. Désigner sa fille ou sa nièce comme candidate est certes un signe de népotisme, mais c’est aussi la garantie d’un effet de notoriété. Sans peut-être même l’avoir cherché, les leaders frontistes ont façonné une marque, par simple esprit de clan. «Ils ont créé une marque Le Pen qui est excessivement visible et qui se décline avec ses produits dérivés. Marion-Maréchal Le Pen n’a que a 26 ans et elle est déjà connue, quand les autres mettent des décennies. Elle a déjà été tête de liste aux régionales, elle a su imposer son image en se détachant politiquement de la présidence sur certains points comme le mariage pour tous», analyse la politologue Virginie Martin.
Une marque qui repose aussi sur des aspects physiques, notamment la blondeur des cheveux des Le Pen, selon la politologue: «Ce sont des produits iconographiques qu’on retient, avec une forte puissance visuelle. On les mémorise très vite. On ne mémorise pas en revanche des Castaner, des Saintignon, etc.» Cette blondeur se démarque visuellement, les blonds en France étant beaucoup plus rares: une femme sur dix seulement serait blonde, d’après une étude TNS Worldpanel. «Marine Le Pen aurait-elle autant de succès si elle était brune?» se demandait même Le Post en 2012.
Face à des partis traditionnels aujourd’hui largement dominés par des hommes, les Le Pen tante et nièce, qui représentent aujourd’hui la vitrine du parti, se démarquent aussi en ce que ce sont des femmes. «La dimension du féminin joue aussi, ajoute Virginie Martin. Le stéréotype féminin rassure et aide à la dédiabolisation. Les électeurs ne se disent pas que c’est un programme fasciste d’extrême droite. Cela adoucit la radicalité. Il faut reconnaître que Marine Le Pen créé moins d’anxiété que son père, avec son bandeau noir...»
Les cheveux blonds des Le Pen sont des produits iconograpiques qu’on retient, avec une forte puissance visuelle
Virginie Martin, politologue
Grâce à cette marque et à un discours raboté aux angles, particulièrement sur les juifs, les filles Le Pen ont particulièrement bien réussi là où le père et grand-oncle n’avait pas voulu réussir: elles ont de fait dédiabolisé le parti aux yeux d’une grande partie de l’opinion, une majorité de Français considérant que le Front national n’est pas un «parti différent». Malgré des liens toujours étroits avec les identitaires, il est difficile d’affirmer que le FN d’aujourd’hui est semblable au parti du patriarche des années 1980.
4.Jeunesse et nouveauté... en face, des élus LR et PS en place depuis trente ans
Symbole de cette mue idéologique, le parti s’est doté de nombreux cadres et militants jeunes. Face à un personnel politique qui paraît vieux et épuisé, le Front national met en avant sa jeunesse. Elle est d’une part symbolique: le parti n’ayant jamais été au pouvoir, il apparaît automatiquement comme un parti «jeune» au regard des électeurs. Elle est ensuite réelle: aux élections départementales, sur 469 candidats de moins de 25 ans, 55% concouraient pour le FN, où cette classe d’âge était très largement surreprésentée. Une jeunesse symbolisée par la figure de Marion Maréchal-Le Pen, 26 ans. À côté d’elle, il y a aussi, par exemple, Kevin Pfeffer, 25 ans, secrétaire départemental FN en Moselle et «proche de Florian Philippot»; Nicolas Grigner, 20 ans, du collectif Marianne en Haute-Garonne (un mouvement étudiant affilié au Rassemblement Bleu Marine); Romain Thomann, 19 ans, secrétaire départemental du FNJ du Haut-Rhin, etc. Le mouvement avait été amorcé dès les élections régionales de 2010, où 60 des 118 conseillers régionaux avaient été élus pour la première fois.
Le Front vole même les jeunes des autres partis: en septembre 2015, Franck Allisio, le président des Jeunes actifs, mouvement interne aux Républicains, avait annoncé son ralliement à Marion Maréchal-Le Pen. Avec ses postes à offrir, le FN attire les jeunes loups de droite. «Un parti de gouvernement compte beaucoup d’élus sortants, ce qui forcément ralentit l’ascension des plus jeunes. Le FN ne connaît pas ce problème», avait relevé à l’époque Julien Aubert, député du coin, «bien copain» avec Franck Allisio depuis 2012.
Attention cependant à ne pas se méprendre. La jeunesse des cadres du FN n’est pas un choix voulu par ses dirigeants mais le résultat d’une contrainte, due aux difficultés éprouvées par le parti à recruter. «Pour peu que vous soyez quelqu’un de motivé, un peu travailleur et un minimum intelligent, vous pouvez très rapidement devenir candidat pour le Front national», explique le politologue Sylvain Crépon aux Inrocks. «En phase ascendante, le FN est choisi par les jeunes “pour accéder à des responsabilités très rapidement”», analyse Marianne en citant Jérôme Fourquet.
Il n’empêche que la jeunesse du personnel politique du FN est vue comme un atout par certains des électeurs, qui veulent du renouvellement. «Les candidats FN n’ont pas suivi le cursus honorum. Je suis née en 1991 et certains élus sont les mêmes depuis que je suis née. Si on est en place depuis trente ans et qu’on a contribué à la destruction des services publics, alors les gens n’ont plus confiance», convient Anaïs Voy-Gillis. Sans doute sensibles à ce renouveau, les jeunes générations ont d’ailleurs été plus nombreuses à voter FN au premier tour des dernières élections régionales et Marine Le Pen est aujourd'hui leur favorite.
Mais la patronne du FN pourra-t-elle apparaître comme une candidate «neuve» en 2017 alors que, comme les gens en face d’elle, elle a déjà été candidate? «La nouveauté “Marine” jouait à plein en 2012: le sentiment de renouvellement venait aussi du contraste entre le père, vieux routier de la politique présent à la présidentielle depuis 1974, et la jeune candidate née en 1968. Mais, en 2017, Marine Le Pen rejoue le match une deuxième fois, avec une impression de déjà-vu alors que les électeurs disent sondage après sondage leur lassitude de voir les mêmes figures. C’est peut-être aussi le sens de sa diète médiatique: se faire rare pour ne pas lasser», fait remarquer Cécile Alduy.
Les candidats FN n’ont pas suivi le cursus honorum
Anaïs Voy-Gillis, doctorante en géopolitique à l’Institut français de géopolitique
Certes, il y a bien sûr des facteurs extérieurs qui expliquent aussi cet attrait du FN: un contexte de dépolitisation globale de plus en plus accentué depuis 1945, une usure des partis traditionnels, une professionnalisation croissante de la politique et des événements du 13 novembre qui ont sans doute boosté le FN, comme l’ont remarqué nombre de commentateurs, et comme c’est généralement le cas ailleurs dans le monde quand une attaque terroriste précède une élection. Sans compter la crise économique, qui amplifie aussi l’impatience des électeurs et nourrit le désespoir.
Mais, pendant longtemps, de nombreux intellectuels et politiques ont refusé de faire publiquement une analyse objective des «qualités» du FN, ou de faire le tri entre des analyses erronées et d’autres plus justes, craignant que cela ne l’avantage. On peut légitimement se demander aujourd’hui si ce tabou n’a pas tout simplement empêché la sphère publique de prendre la mesure de ce qui était en train de se produire et d’en tirer les conséquences nécessaires. «Une compréhension de l’ennemi fait découvrir des moyens spécifiques pour le combattre», affirme l’historien des idées Tzeveta Todorov, dans un article sur Daech où il refuse de céder à la rhétorique de l’ennemi et qui pourrait aussi bien s’appliquer au Front national. Il est plus que temps de se pencher avec lucidité sur le Front national.