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Salafistes ou djihadistes? Consultez le petit lexique islamiste

Temps de lecture : 7 min

Pour mieux comprendre le radicalisme musulman aujourd’hui, distinguons ses principaux groupes et influences.

 Marchand pieux d’Essaouira, au Maroc, en juillet 2014 | Jean-François Gornet via Flickr CC License by

Il faut se repérer dans le «maquis» des origines et influences islamistes, comme celles qui ont abouti à ces groupes radicaux –salafistes, djihadistes– au-devant de l’actualité tragique issue des attentats du 13 novembre. Il faut faire des distinctions, mais savoir aussi qu’ils ont des références et des modèles en commun: citons les kharijites médiévaux, les «maîtres» anciens et toujours vénérés comme Ibn Hanbal (IXe siècle) et Ibn Taymiyya (XIVe siècle), les théoriciens égyptiens du XXe comme Hassan al-Banna, Sayyid Qutb ou Abd al-Salam Faraj.

Leur socle idéologique commun est le fameux «rigorisme» musulman, pour lequel seul est «licite» ce qui se trouve dans le Coran, dans la «sunna» (tradition en arabe), dans la «sira» (vie du prophète) et dans l’exemple des «salaf» (pieux ancêtres). Pour les radicaux, seul en effet compte ce qui a été transmis par les trois premières générations qui ont cotoyé le prophète, reçu de lui des témoignages directs, assuré sa succession. Pour eux, souligne l’historien Rochdy Alili, «tout ce qui se situe hors de cette limite d’espace et de temps, parce qu’élaboré ailleurs qu’à La Mecque ou Médine, ou constitué au-delà du VIIe siècle, est non avenu».

Dans ce petit lexique, pour mieux comprendre le radicalisme musulman aujourd’hui, distinguons les principaux groupes et influences.

1.Les kharidjites

C’est le nom donné à la minorité «sortie» («kharaja», en arabe) du «parti» d’Ali (les chiites, du mot «shia», qui signifie parti), «calife» à leur yeux le plus légitime (Ali est le gendre de Mahomet). Les kharidjites reprochent à Ali d’avoir négocié avec Muawiya, fondateur de la dynastie ommeyade, après la bataille de Siffin (657). À leurs yeux, un jugement humain ne peut remettre en cause le califat, qui procède d’un ordre divin. Ils seront violemment réprimés et ont aujourd’hui quasiment disparu. Mais, défendant un islam exigeant, sévère, égalitariste, respectueux des prescriptions du Coran et autorisant le meurtre religieux («istirad»), les kharidjites gardent un rôle dans la mystique islamiste d’aujourd’hui.

2.Les hanbalites

Leur nom vient du théologien Ahmed Ibn Hanbal (780-855), fondeur d’une branche ultra-orthodoxe de l’islam naissant. Ils luttent au Moyen Âge contre les califes d’inspiration mutazilite, qui penchent pour une interprétation rationnelle, voire critique, de la Révélation divine. Ibn Hanbal plaide pour un islam littéraliste: le Coran et la sunna sont des références suffisantes et absolues. Sa doctrine va traverser les siècles, inspirant en particulier le juriste Ibn Taymiyya (1263-1328), autre référence majeure des islamistes, partisan d’un État appliquant la charia.

3.Les wahhabites

C’est le nom donné aux héritiers du prédicateur Mohammed Ibn Abd al-Wahhab (1703-1792), né dans le désert d’Arabie. Pour lui, l’islam originel a été perverti au contact des populations sédentaires d’Iran, de l’empire ottoman et des tribus bédouines revenues à des pratiques animistes préislamiques. Dans la ligne de l’école hanbalite et du théologien Ibn Taymiyya, Ibn Abd al-Wahhab défend la lettre la plus stricte du Coran et le modèle des premiers croyants de Médine en guerre contre les Mecquois, les mécréants et les polythéistes. Il mène un combat radical contre les confréries mystiques, l’islam spéculatif et réclame l’application de la charia la plus puritaine.

Il s’allie avec un chef tribal, Mohammed Ibn Seoud, dans la région de la Mecque, et les deux hommes étendent leur emprise sur toute l’Arabie. Depuis, le rigorisme «wahhabite» devient la doctrine officielle du royaume saoudien, confirmée par Abdelaziz Ibn Seoud (1880-1953), qui se proclame «protecteur des lieux saints». Les énormes richesses pétrolières du pays vont permettre aux souverains de financer les mouvements «sympathisants» à travers le monde.

4.Les Frères musulmans

Face à la colonisation occidentale, une pensée «réformiste» de l’islam se fait jour, fondée sur une analyse rationnelle des textes sacrés. Parmi eux, relevons les noms de ces premiers «réformateurs» de l’islam: Mohammed Abduh (1849-1905), un Égyptien, et Rachid Ridha (1865-1935), un Libanais. Le premier lance au Caire une prestigieuse revue appelée al-Manar (c’est-à-dire «Le Phare»). Mais celle-ci va dériver, échapper à l’influence réformatrice et diffuser au contraire la pensée radicale d’Ibn Taymiyya, notamment son souhait d’un État musulman régi par la charia.

En 1928, un autre adepte d’Ibn Taymiyya, du nom d’Hassan al-Banna (1906-1949), un instituteur de la ville d’Ismaïlia, fonde les Frères musulmans, dont le projet est précisément de créer cet État islamique dominé par la charia. Hassan al-Banna est assassiné en 1949. Il devient le premier martyr du mouvement, mais son mouvement va lui survivre. Les Frères musulmans mènent un travail intense de quadrillage social et éducatif de la population, participent à la vie politique égyptienne sous le roi Farouk (1936-1952), comme sous Nasser (qui les opprime) et jusqu’à aujourd’hui.

D’autres intellectuels suivront, notamment celui qui passe encore aujourd’hui pour le principal théoricien de l’islam radical, Sayyid Qotb (1906-1966), auteur de Jalons sur la route de l’islam (1964), ouvrage de référence. Qotb passera les dix dernières années de sa vie en prison jusqu’à son exécution, en 1966.

Parallèlement à cet islamisme égyptien, se développe un islamisme indopakistanais, incarné par Abul Maududi (1903-1979). Ce professeur et journaliste crée, en 1941, la Jamaat Islami, un parti politique qui milite pour une forte islamisation de la société et de l’État et son influence se fera aussi puissante au Pakistan que celle de Qotb en Égypte.

5.Les tablighis

C’est le nom donné à un autre mouvement de «ré-islamisation» des musulmans non pratiquants –le Jamaat al-Tabligh–, fondé en Inde par le penseur Mohammed Ilyas (1885-1944). Les tablighis ont connu leur heure de gloire dans les années 1970-1980. Ils ont même développé une branche française, appelée Foi et pratique, composée de «missionnaires» faisant du porte-à-porte auprès des jeunes dans les cités difficiles, leur proposant un idéal et une discipline de vie. Dans les années 1980, ils passaient pour de dangereux intégristes. Ils n’ont plus rien à voir avec les djihadistes d’aujourd’hui…

6.Les premiers djihadistes

Parmi les islamistes héritiers de Sayyid Qotb et Chukri Mustapha en Égypte, il faut distinguer entre des courants qui sont pourtant tous issus des années 1970: la Jamaat al-Islamiyya, qui préconise une action sociale auprès des étudiants; la Jamaat al-Muslimin, qui tolère déjà des actes de violence; et Takfir wal Hijra («anathème et exil»), qui recommande et fomente des actions terroristes, comme la destruction de mausolées, de mosquées, de sites touristiques. Mais, après la répression des années 1980, naît un autre groupe plus radical encore, appelé Djihad, à l’initiative d’un homme, dont le nom revient dans la littérature djihadiste d’aujourd’hui: Abd al-Salam Faraj (1954-1982). C’est lui qui, dans ses discours et ses écrits, présente le djihad comme une obligation majeure de l’islam et c’est de ce groupe que viendront les assasins d’Anouar el-Sadate en 1981, tous exécutés.

7.Les salafistes

Le terme salafiya signifie au sens strict «le retour à la tradition des ancêtres». Au XIXe siècle, les salafistes ne passaient pas pour des conservateurs, mais, au contraire, pour des… novateurs. Ils voulaient réformer un islam rigidifié en renouant avec sa vocation première. Ils sont donc, en doctrine, très éloignés des néo-salafistes qui se développent depuis une vingtaine d‘années et proposent un retour à la foi traditionaliste et conservatrice, dans le prolongement du wahabbisme.

Si les djihadistes sont tous (ou presque) des salafistes, tous les salafistes ne sont pas djihadistes, loin s’en faut. Il y a deux manières principales de vivre cette sorte de puritanisme musulman: les salafistes «piétistes» et les salafistes «djihadistes».

Le salafisme piétiste est le courant très largement majoritaire du salafisme. Pour s’abriter de la corruption du monde moderne (identifié à l’Occident), ses membres s’efforcent –comme le faisaient déjà les tablighis– de se vêtir comme ils pensent que le prophète et ses premiers compagnons (les «pieux ancêtres») s’habillaient. Ils renvoient ainsi l’image anachronique d’un islam originel et idéalisé. Les hommes portent le kamis, longue chemise qui tombe sur des pantalons courts, et les femmes cachent leur visage avec le voile intégral (burqa) –au risque d’infraction à la loi de 2011– et leurs mains avec des gants noirs, sous prétexte que les épouses du prophète agissaient ainsi pour se distinguer des autres femmes.

Les salafistes respectent les pratiques et les interdits, les contraintes et usages de la société musulmane de l’époque de Médine au VIIe siècle, tels qu’on les leur représente, dans les prêches des mosquées ou les ouvrages des librairies salafistes. Ils refusent toute forme de mixité et, pour eux, la séparation des sexes est obsessionnelle. Ils rêvent d’un retour à l’âge d’or mythique de l’islam, prêchent un ordre moral strict, une obéissance inconditionnelle à Dieu, la guerre contre les impies.

Les salafistes djihadistes, eux, sont issus des années 1980-1990 quand des guerres civiles battaient leur plein, par les moyens du terrorisme, en Égypte et en Algérie. Celles qui ont suivi en Afghanistan, en Tchétchénie, en Irak, en Syrie ont développé des réseaux encore plus dangereux, comme al-Qaida d’Oussama ben Laden, et même un «État islamique» revendiqué comme tel (Daech).

Passe-t-on du salafisme piétiste au salafisme radicalisé? Toute la propagande djihadiste consite à mobiliser l’ensemble de la communauté musulmane en jouant sur les ressorts de la «victimisation» et de la fascination pour la mort et le martyre. Le monde musulman asiatique et arabe serait victime d’une accumulation de souffrances et de frustrations: Palestine, Irak, Tchetchénie, hier Kosovo et Bosnie, où pourtant, dans chaque cas, les situations politiques et religieuses diffèrent. C’est l’appel à l’oumma souffrante, humiliée par les occidentaux, les «croisés» et les juifs!

Le deuxième ressort, c’est le discours apocalyptique, celui du Jugement dernier auquel tout musulman est appelé. C’est ce ressort qui est utilisé pour envoyer les kamikazes au mausolée des martyrs (les «chahid»), pour lancer les appels au djihad contre un Occident diabolisé. Tout le jeu d’al-Qaida et de l’EI est de tenter de créer un affrontement de civilisations, de cultures, de religions, en se fondant sur l’historicité de l’action du prophète, une interprétation à l’état brut des versets les plus belliqueux du Coran, une absence totale d’interprétation historique et critique.

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