«Vous n’aurez pas ma haine.» C’est par cette phrase que le compagnon d’une des victimes du Bataclan entamait sa lettre aux terroristes, qu’il publia sur son compte Facebook le 16 novembre, quelques jours après les attentats. L’incroyable capacité de résilience de cet homme père d’un tout jeune enfant fut un peu partout saluée et le texte abondamment partagé sur les réseaux et repris dans de nombreux médias.
«Alors non, je ne vous ferai pas ce cadeau de vous haïr. Vous l’avez bien cherché pourtant mais répondre à la haine par la colère ce serait céder à la même ignorance qui a fait de vous ce que vous êtes. Vous voulez que j’ai peur, que je regarde mes concitoyens avec un oeil méfiant, que je sacrifie ma liberté pour la sécurité. Perdu. Même joueur joue encore.»
Il a donné le ton, plein de courage, de force de caractère, d'une série de témoignages et de lettres ouvertes de victimes ou de leurs proches, qui se sont multipliées dans les semaines qui ont suivi les attaques de Paris et de Saint-Denis. On a appelé ce mouvement la «Génération Bataclan», sans que ses représentants (jeunes, diplômés, urbains, «de gauche» souvent) n’épuisent la diversité de leur classe d’âge. Mais il fallait bien lui trouver un nom. On l’a affublé d’un mot d’ordre, «Je suis en terrasse», sorte de «Je suis Charlie» hédoniste et bravache, en référence au fait que de nombreuses victimes avaient été abattues aux terrasses des cafés parisiens un vendredi soir comme un autre dans la capitale. Et pour signaler que les survivants ne renonceraient pas à ces moments de convivialité et de légèreté.
Malgré la stupeur, cette «génération» s’est montrée moins inquiète d’un éventuel état de guerre que du risque de fermeture d’une société guidée par sa peur et son désir de vengeance. Comme le fameux «pas d’amalgame» brandi après les attentats de janvier fut son mot d’ordre, la vigilance face à l’état d’urgence et le refus d’une fragmentation de la société ont guidé ses prises de position: «Me prendre une balle ne m'a pas rendu con, pas la peine de le devenir pour moi», a réagi, depuis sa chambre d’hôpital, une autre victime du Bataclan, blessée lors de cette soirée d'horreur où 89 personnes ont péri. L’auteur s’inquiète dans son texte des abus de l’état d’urgence, de la répression de manifestants contre la COP 21 et, bien entendu, de la montée du vote FN:
«Que se passe-t-il? Depuis quand le FN est-il une solution? Fermer les frontières, armer tous les flics, multiplier leur présence et replier le pays sur lui-même ne va en rien empêcher le terrorisme.»
Pour lui, le pays menace de devenir «con» justement parce qu’il est guidé par «la peur». Il prône au contraire de faire appel à la raison plutôt qu’aux sentiments, surtout après un traumatisme collectif:
«La France est sous le choc et agit connement par peur. Alors on va vite se calmer et voter avec sa tête plutôt qu'avec des sentiments exacerbés et passagers. J'aime mon pays et je ne pouvais pas rêver d'un meilleur endroit pour me prendre une balle. N'en faisons pas un pays de cons. Je souhaite ressortir de mon lit d'hôpital avec un moral au top.»
(A la fin de son texte, l’auteur évoque aussi des «nichons», mais c’est parce qu’il s’agit d’une sorte de ligne éditoriale du site concerné, Fier Panda.)
Vous aurez leur haine
De l’inquiétude, de la colère, du ressentiment. De la haine, même. C’est très justement ce qu’éprouve une autre partie du pays, qu’on a pris l’habitude de caricaturer comme étant adepte du comptoir des bistrots de petits bourgades plutôt que des terrasses des brasseries des centre-ville. Quelques jours après les attentats, précisément le jour de l'assaut à Saint Denis contre le désormais célèbre «appartement conspiratif» mis à disposition par le non moins célèbre Jawad, j'ai eu l'occasion dans le bar où j'ai coutume de boire un café de prendre la mesure de la colère environnante: bien loin de la promotion du vivre-ensemble ou de l'appel à la raison qui animaient les contributions relayées par les médias, il y était surtout question de la manière de bien torturer un terroriste capturé vivant pour le faire parler, avant d'éventuellement appeler son avocat pour défendre ses droits...
Dans le cadre d'une enquête électorale qui doit courir jusqu’en 2017, le Le Centre de recherches politiques de Sciences Po (Cevipof) a interrogé un échantillon de Français sur leurs «sentiments ressentis après les attentats du 13 novembre». Les émotions les plus «intenses», c’est à dire notées entre 7 et 10 (sur une échelle de 10) par la plus grande proportion d’enquêtés sont dans l’ordre:
- La colère (note moyenne: 8,1/10)
- L’inquiétude (note moyenne : 7,7/10)
- L’effroi (note moyenne : 7,4/10)
Cevipof. L'enquête électorale française: comprendre 2017, vague 1 / novembre 2015
D’autres émotions comme la peur, le ressentiment ou la haine sont également partagées, avec une intensité plus modérée, par une majorité de répondants. Quant à l’enthousiasme ou à l’espoir, très peu (et comment s'en étonner?) en ont ressenti après les attentats. «Un Français sur deux éprouve de la haine» après les attentats, résumait Pascal Perrineau, ancien directeur du Cevipof, sur France Culture, commentant les résultats du premier tour des élections régionales. «De la haine contre les terroristes bien sûr, […] mais derrière la haine, le ressentiment, il y a bien autre chose: le ressentiment contre ceux qui nous dirigent, [...] la haine vis à vis des gens d’en haut».
Le précédent «Charlie»
Le vote FN reste celui d’un tiers des électeurs –et encore faut-il rappeler que 50% de la population est restée chez elle lors du premier tour– mais au-delà de cet électorat fidèle ou plus récemment conquis, l’état de colère caractérise désormais une partie majoritaire de la population. Les seuls à y résister ou à y rester insensible, se sont juste «ceux d’en haut», poursuit le politologue:
«Il faut tout de même voir que les seuls milieux qui aujourd’hui restent relativement à l’abri du Front national, ce sont les gens d’en haut: ce sont par exemple les gens qui ont un niveau de diplôme bac + 4, ce sont les revenus supérieurs dans la hiérarchie des revenus par foyer.»
Ces réactions opposées —de l’appel à la raison et de l’amour d’un côté, de l’émotion et de la colère de l’autre– sont le signe de deux rapports au monde et à l’avenir en tous points antagonistes.
La «génération Bataclan» veut croire dans son futur, a confiance en la capacité des groupes sociaux à se parler, craint plus que tout le repli, la peur et l’aigreur. Après l’élan historique du 11 janvier, unanimement célébré par les responsables politiques et les médias, on avait découvert la face inversée de cette France confiante et unie, un pays qui, dans ses marges, avait boudé les manifestations pour des raisons diverses et parfois opposées: le sentiment de «ne pas être Charlie», celui que c’était bien trop naïf, celui que c’était bien trop tard, celui que ça ne changerait rien, etc. Le vote du premier tour des régionales aura de la même manière apporté un sérieux bémol à la mise en scène d'une France positive et enthousiaste après les attentats.
On a pu croire, après le 13 novembre, que cette France à l'optimisme parfois forcé était majoritaire: c’est parce que c’est celle qui a le plus donné de la voix. Au centre du jeu médiatique de part sa formation, sa profession, son milieu social, son engagement politique, elle fait beaucoup plus de bruit que ce qu’elle représente. La colère, elle, est restée à l’écart des blogs, des tweets et des tribunes: elle s’est exprimée dans l‘isoloir.
Les moyens d'expression les plus efficaces des citoyens pour se faire entendre, d'après les résultat d'une autre enquête du Cevipof (Baromètre de la confiance politique, vague 6 bis), réalisée début 2015 après les attentats de janvier.