Si vous n'êtes pas familier des forums de discussion sur le vin, la récente controverse où se trouve plongé le célèbre œnologue américain Robert Parker vous a sûrement échappé. Pour résumer: à travers sa revue [bi-mensuelle], Wine Advocate, Parker a été surpris en train d'enfreindre ses propres règles contre les cadeaux promotionnels et les contacts rapprochés avec les importateurs de vin, tandis que l'un de ses contributeurs a accordé une très bonne note à un cru d'après un échantillon qui, visiblement, n'avait pas grand-chose à voir avec les bouteilles disponibles en rayon.
Ces révélations à répétition, qui ont largement écorné la réputation de probité de l'œnologue (l'un de ses principaux arguments de vente en tant que critique), se sont épanouies sur plusieurs sites Web consacrés au vin, dont le propre forum de discussion du site de Parker. Le rôle d'Internet est du reste l'aspect le plus pertinent de cette histoire, en ce qu'il laisse voir à quel point les nouvelles technologies ont transformé le lien qui unit œnologues et consommateurs.
Certes, les évolutions engendrées par Internet ne sont aujourd'hui une découverte pour personne, et ce n'est pas comme si l'univers viticole avait tardé à entrer dans la sphère numérique. Les chat rooms sur le vin existent depuis des années, la Toile regorge de blogs sur la boisson divine, et presque tous les grands critiques américains — Parker, le Wine Spectator, Jancis Robinson et Stephen Tanzer — disposent d'une solide audience sur le Web. Internet a également donné la parole à plusieurs éminents nouveaux critiques, tel Allen Meadows, alias Burghound. Mais si tout cela a évidemment modifié la façon dont l'information œnologique circule, l'idée qu'Internet puisse transfigurer le rapport entre critiques et consommateurs relevait, jusqu'à récemment encore, de la simple conjecture tout le monde était d'accord pour dire que cela allait arriver un jour, mais on ne savait pas exactement quand. Avec l'affaire Parker, ce jour est arrivé.
Code de bonne conduite mis à mal
Au début du printemps dernier, Jay Miller, un proche ami de Parker qui écrit pour le Wine Advocate depuis quelques années, s'est offert un voyage purement touristique avec une groupe d'importateurs de vins dont il note les produits. Il s'est ensuite avéré que Miller avait également effectué des voyages tous frais payés en Argentine, au Chili et en Australie, et qu'un autre contributeur du Wine Advocate, Mark Squires, qui chapeaute le forum de discussion de Parker, avait aussi largement profité de ces séjours gratuits. (Tout cela est ressorti après un échange de mails assez vifs que j'ai eu avec Squires, où je lui demandais des précisions sur l'un des voyages de Miller, lequel échange a incité Tyler Colman, blogueur œnologue qui écrit sous le pseudo Dr. Vino, à demander des explications à Parker et Miller sur la conduite de ce dernier.)
La nature de ces voyages, qui mettaient sérieusement à mal le code de bonne conduite de Parker, n'avait pas été détaillée aux lecteurs du Wine Advocate. Parker a toujours affirmé qu'il payait ses voyages de sa poche et qu'il évitait "l'hospitalité gratuite", afin de garder soigneusement ses distances avec l'industrie du vin. L'immense influence qu'il exerce repose en très grande partie sur la conviction qu'ont les consommateurs de son intégrité et de son incorruptibilité.
Punition sans modération
Au départ, Parker a affirmé que les accusations portées contre ses collègues étaient «totalement fausses» et qu'elles étaient le fait d'«extrémistes». Cependant, au fur et à mesure que les détails embarrassants se multipliaient sur le blog de Dr. Vino, il a reconnu à reculons que des erreurs avaient été commises. (Pour accéder aux commentaires de Parker, voir les messages n° 11, 40, 71 et 117 de ce fil.) Ce tapage virtuel a bientôt résonné jusque dans les médias traditionnels ; à la fin du mois de mais, le Wall Street Journal publiait ainsi un article sur l'affaire Miller. Dans une lettre au rédacteur en chef postée sur son site (non reprise sur papier), Parker assurait qu'il avait traité le problème «de façon franche, transparente et publique.»
Toutefois, cette version des faits ne cadrait pas avec ce que les commentateurs de son forum avaient pu observer, et ceux qui ont eu l'audace de le faire remarquer ont été punis: certains ont vu leurs messages effacés, et au moins un commentateur de longue date a été privé de tous ses privilèges d'édition. (Un forum de discussion récemment créé, Wineberserkers.com, est rapidement devenu le lieu de refuge des proscrits et des rebelles. Pour un aperçu de cette littérature dissidente, rendez-vous ici et là, et faites défiler.) En réaction, plusieurs personnes ont menacé de résilier leur abonnement au Wine Advocate (on ignore combien ont mis cette menace à exécution).
Un nouveau scandale
Evidemment, sans Internet, ces manquements à la déontologie n'auraient pas été dévoilés au grand jour et les retombées n'auraient pas été aussi spectaculaires. Et si Dr. Vino a révélé toute l'affaire, relayé ensuite par le Wall Street Journal, c'est in fine la pression exercée par ses propres lecteurs qui a obligé Parker à reconnaître ces écarts et à réviser son code de bonne conduite. (L'œnologue a déclaré qu'il continuerait à payer tous ses frais, mais que ses collègues, soumis à des règles «strictes mais moins contraignantes», seraient autorisés à accepter les séjours gratuits à condition que ceux-ci soient de nature «pédagogique» et financés par les collectivités plutôt que par les associations professionnelles.)
A peine le tumulte autour des voyages gratuits s'était-il calmé qu'un nouveau scandale éclatait. L'an dernier, Jay Miller a gratifié d'un 96 sur 100 le Sierra Carche 2005. C'était le premier millésime de ce cru, fabriqué à Jumilla [dans la région de Murcie], en Espagne, par la société viticole britannique qui distribue la marque Fat Bastard. Enthousiasmés par l'excellente critique de Miller, plusieurs adeptes de Parker se sont rués sur ce nectar... et beaucoup en ont eu le palais choqué. Particulièrement mauvais, ce vin n'avait rien à voir avec le breuvage décrit par Miller.
L'un des goûteurs malheureux a écrit un mail au critique pour lui signaler la chose, et lui a même envoyé une bouteille afin de tirer au clair cette divergence criante entre notation et réalité. Miller n'a pas pris la peine d'ouvrir la bouteille, ce qui s'est su quand d'autres commentateurs du forum de Parker ont commencé à manifester leur propre déception devant le Sierra Carche. Et quand Miller a enfin débouché la bouteille qu'on lui avait envoyée, il l'a effectivement trouvée infecte.
Des internautes irrévérencieux
Le fait est qu'il existait de multiples versions du Sierra Carche 2005, et que c'est naturellement une bonne bouteille qui avait été soumise à l'appréciation de Miller. Mais dans cette histoire, ce ne sont pas tant les failles éventuelles de la méthode Parker qui sont intéressantes - lui et ses collègues dégustent régulièrement avec des viticulteurs et des importateurs de vins, lesquels ont tout intérêt à présenter leur meilleur profil - mais ce que cela révèle de l'évolution des consommateurs. Il y a encore dix ans, peu de gens auraient remis en cause le jugement de Miller; sa qualité de palais «professionnel» lui aurait laissé le bénéfice du doute. Aujourd'hui, les modestes fils de Bacchus font davantage confiance à leur goût, et ils ne se montrent plus aussi révérencieux envers les experts. Comme l'a démontré la triste saga Sierra Carche, Internet leur permet de jouer les vigiles et d'exiger publiquement des réponses (et en matière de Sierra Carche, les questions sont toujours d'actualité).
A l'instar d'autres niches journalistiques, la critique œnologique est en crise. Plusieurs journaux et magazines ont supprimé cette rubrique spécialisée, et si quelques grands noms, tels Parker, Robinson, Meadows ou Tanzer, peuvent encore faire payer leur avis, la critique œnologique en ligne est à vrai dire fort peu rentable. Avec une multitude de conseils œnologiques gratuits à portée de clavier, la demande de critiques payantes, qui n'a jamais été élevée, se réduit de plus en plus. Dans le même temps, les pays qui produisent de bons vins sont de plus en plus nombreux, tandis que les prix des grands crus ont explosé.
Quand les critiques des critiques deviennent eux-mêmes œnologues
L'affaire de Miller, Squires et de leurs séjours gratuits signale donc par ailleurs que l'économie de la critique œnologique a évolué, et que les règles établies par Parker il y a 30 ans - pas de publicité, pas de cadeaux promotionnels, achat de la plupart des vins testés - ne sont plus tenables, pas même pour son créateur. (Parker dit aujourd'hui acheter «plus de 60%» des vins qu'il déguste, par rapport aux «plus de 75%» qu'il annonçait l'an dernier. Pourtant, en 2006, l'assistant de Parker avait dit au New York Times que «la plus grande partie» des vins qu'il goûtait provenait d'échantillons gratuits.)
Mais pour les critiques œnologues, le défi posé par Internet en termes de communication est tout aussi redoutable que le défi économique. Car les lecteurs ne se contentent plus d'utiliser la Toile pour comparer scrupuleusement les critiques, ils l'utilisent pour se faire eux-mêmes œnologues. L'exemple le plus frappant de cette tendance est CellarTracker (1); créé par un ancien responsable de Microsoft, Eric LeVine, ce programme de gestion de cave à vin en ligne possède aujourd'hui une base de données de plus d'un million de vins notés, et il est devenu un haut lieu d'échange d'informations et de conseils œnologiques. Amateurs de vin y dissertent entre eux, convaincus du bien-fondé de la sagesse populaire. Sans s'être substitué aux œnologues professionnels, CellarTracker les oblige toutefois à justifier comme jamais de leur raison d'être.
Dégustation Twitter
Cette évolution profonde m'a été confirmée lors de la première «dégustation Twitter» organisée par Slate.com, le mois dernier. La participation a été étonnante : 150 personnes ont assisté à la dégustation sur place, à Manhattan, la plupart tweetant à l'envi leurs impressions, tandis que des lecteurs envoyaient les leurs depuis chez eux. Dans l'ensemble, les commentaires étaient très avisés. Et si la dégustation était pilotée par mes soins, elle a surtout donné lieu à une véritable conversation sur le vin. Il ne devrait pas en être autrement. Nous sommes en train de passer du monologue au dialogue, et par là même, de retrouver une vérité essentielle sur la boisson des dieux: le vin est une affaire de goût, et tous les goûts sont dans la nature. L'opinion des experts sera toujours requise mais, dorénavant, leur autorité devra se faire bien plus souple et bien plus modeste.
Mike Steinberger
Traduit par Chloé Leleu
(1) NdT: une version française équivalente existe ici.
Image de une: CC Flickr It's Holly