L’effroi provoqué par l’impressionnante percée du Front national au premier tour des élections régionales (entre 27,2 et 30,8% des voix, selon les premières estimations) laisse songeur pour peu que l’on prenne quelque distance avec l’événement. Celui-ci n’a, en effet, rien de mystérieux ni même d’inattendu. Ce nouveau succès de la formation lepéniste s’inscrit dans une trajectoire déjà ancienne d’une trentaine d’années.
Les raisons de la fortune politique de l’extrême droite ne sont guère difficiles à dénicher. Le problème est plutôt de démêler les nombreuses et diverses responsabilités à la source du phénomène. Tentons ici une petite recension des principaux coupables dans l’ascension électorale du FN.
Le parti fondé par Jean-Marie Le Pen en 1972 n’aurait d’abord jamais pu sortir de sa marginalité, à l’extrême droite de l’échiquier politique, et faire fructifier par la suite son magot électoral sans la complicité, plus ou moins consciente, des acteurs politiques traditionnels.
1.Chirac et les liaisons dangereuses
Jacques Chirac peut être cité parmi ceux-ci alors même que l’ancien président de la République a toujours manifesté une profonde aversion pour l’extrême droite en général et pour Jean-Marie Le Pen en particulier. Et qu’il a, au deuxième tour de la présidentielle de 2002, fait figure d’opposant principal au leader d’extrême droite.
Le chef du RPR (Rassemblement pour la République, fondé en 1976) a pourtant participé plus d’une fois, dans sa carrière, à une rhétorique qui a légitimé les thèmes privilégiés du FN. Le cas le plus fameux reste celui du discours sur «le bruit et l’odeur» des immigrés, prononcé à Orléans en juin 1991.
On l’oublie souvent, mais le FN a connu ses tout premiers succès électoraux lors des élections municipales de mars 1983. Le Pen avait alors obtenu 11,3% des voix dans le XXe arrondissement de Paris. Or, le RPR chiraquien avait battu campagne sur une virulente thématique sécuritaire.
En septembre de la même année, le FN conduit par Jean-Pierre Stirbois engrangea 16,7% des suffrages lors de l’élection municipale partielle de Dreux (Eure-et-Loir). Et la droite UDF-RPR fit, pour la première fois, alliance avec l’extrême droite pour l’emporter au second tour. Or Chirac approuva explicitement cet accord, le jugeant même «tout à fait naturel» face aux «socialo-communistes».
L’entente électorale avec le FN fut également bien accueillie par les principales personnalités de l’UDF, comme François Léotard ou Jean-Claude Gaudin. Après le scrutin régional de 1986, plusieurs dirigeants de l’UDF, tels le futur maire de Marseille et Charles Millon, dirigeront leur collectivité territoriale en alliance avec l’extrême droite. Ces liaisons dangereuses ont puissamment aidé à la reconnaissance du FN sur la scène publique.
2.Mitterrand promoteur du FN
François Mitterrand a sans conteste apporté une lourde contribution à l’installation du FN dans le paysage politique français. L’ancien chef de l’État a sciemment favorisé ce parti pour mieux diviser la droite. Ce cynique stratège l’a fait avec d’autant moins de scrupules qu’il connaissait bien Le Pen depuis les bancs parlementaires de la IVe République et qu’il jugeait le personnage somme toute inoffensif.
C’est le président Mitterrand qui a ouvert à Le Pen la porte des studios télévisés. La première invitation du président du FN à «L’Heure de vérité» de François-Henri de Virieu, sur France 2, en février 1984, précède de trois mois seulement la première performance nationale du Front aux élections européennes de juin (11% des suffrages exprimés).
L’instauration de la représentation proportionnelle pour les élections législatives de 1986, destinée à limiter l’ampleur de la victoire de la droite dans la perspective d’une future cohabitation, a ensuite permis au FN d’envoyer 35 députés au Palais Bourbon. Là encore, Mitterrand a privilégié ses intérêts politiques sans craindre, bien au contraire, de favoriser l’extrême droite.
3.Sarkozy frein puis accélérateur
Nicolas Sarkozy est un agent paradoxal de la progression lepéniste. L'ancien président de la République se targue d’avoir réussi à faire reculer le FN en 2007: le Pen a effectivement perdu six points à cette élection présidentielle par rapport à la précédente. Le candidat Sarkozy était parvenu à «siphonner», selon la curieuse expression en vogue à ce sujet, le réservoir de voix du FN grâce à une vigoureuse thématique sécuritaire aux accents nationalistes. Le champion de la droite offrait alors aux électeurs lepénistes la perspective de voir une partie de leurs préoccupations enfin prises en charge par un président de la République.
Leur déception n’en fut que plus profonde lorsque l’action de Sarkozy, à l’Élysée, ne changea guère la situation sur les questions d’insécurité et d’immigration qui obsèdent cet électorat. Cette démonstration d’impuissance fut pour beaucoup dans la nouvelle vague de succès enregistrée à partir des élections régionales de 2010 par le FN, avant même l’accession de Marine Le Pen à la présidence de ce parti.
La manière dont le président Sarkozy a cru pouvoir compenser les limites de sa politique par le durcissement de son discours, avec celui de Grenoble, en juillet 2010, comme pointe extrême, a fortement relégitimé le discours lepéniste. C’est la fameuse théorie de l’original toujours préféré à la copie.
4.Hollande complice objectif
François Hollande s’est, hélas, glissé dans la continuité de ses prédécesseurs à l’Elysée comme complice objectif du FN. Il a énigmatiquement reconnu une «part de responsabilité» dans la montée de ce parti. Les spectaculaires reniements, dans le domaine économique puis sécuritaire, qui ont marqué son quinquennat n’ont pu que donner du carburant à l’extrême droite.
La reprise, par le président socialiste, des recettes économiques traditionnellement défendues par la droite a donné plus de crédit encore au slogan de «l’UMPS» brandi de longue date par le FN.
Les mauvais résultats enregistrés en termes d’emploi et de croissance ont contribué à jeter l’électorat populaire dans les bras lepénistes. Dans la dernière enquête d’intentions de vote Ipsos, pas moins de 46% des ouvriers et 41% des employés s’apprêtaient à mettre un bulletin FN dans l’urne ce dimanche.
La façon même dont le pouvoir a réagi aux tueries du 13 novembre a selon toute probabilité contribué à la progression lepéniste. La colère populaire qui l’a indubitablement portée a pu être aiguisée par la surréaction de l’exécutif. Déclarations de guerre, état d’urgence prolongé, changement constitutionnel annoncé: tout cela a contribué à alourdir un climat anxiogène dont l’extrême droite a été la principale bénéficiaire. La reprise, par le pouvoir, de certaines propositions du FN, comme l’extension de la déchéance de la nationalité, ne pouvait que crédibiliser plus encore ce parti.
5.Les moralistes de la diabolisation
Les médias ont souvent fait figure d’accusés dans la dynamique frontiste. David Pujadas avait invité, pour la cinquième fois depuis la création de cette émission en 2011, Marine Le Pen à «Des paroles et des actes» le 22 octobre dernier. La présidente du FN s’est même payé de luxe de refuser les conditions posées, au dernier moment, par le présentateur et de décliner ainsi son invitation.
L’audience généralement recueillie par la dirigeante frontiste explique aisément cet empressement médiatique. Mais il faut alors s’interroger sur les raisons de cet écho de la parole lepéniste et ne pas se limiter à accuser la caisse de résonance télévisée, aussi réelle soit-elle.
L’essentiel semble plutôt que les médias, comme les intellectuels, ont largement failli dans la mission qu’ils se donnaient fréquemment de combattre le FN et ses idées. On peut ici noter l’inefficacité, voire la nocivité, de deux démarches antagonistes.
Le premier échec coupable est celui des moralistes de la diabolisation du FN. Le prêchi-prêcha de tous ceux qui n’ont cessé, depuis maintenant trois décennies, de montrer du doigt le «repli sur soi», la «France moisie» ou «le F Haine» n’a pas donné les résultats escomptés, c’est le moins qu’on puisse dire.
Injurier les électeurs du FN, comme a l’habitude de le faire Bernard Tapie, ne les décourage pas le moins du monde. Leur faire les gros yeux en leur répétant qu’ils votent mal n’est pas plus productif. Cela revient à les considérer comme des simples d’esprits sous prétexte qu’ils n’ont pas un haut niveau d’éducation.
6.Les naïfs de la dédiabolisation
Mais les tenants d’une critique sagement raisonnée du FN n’ont rencontré guère plus de succès. Croire que c’est en démontant point par point le programme lepéniste que l’on peut faire reculer son influence relève d’une coupable candeur.
Démontrer que le FN est xénophobe et qu’il rejette l’Autre ne sert pas à grand chose dés lors que ce sont précisément les raisons pour lesquelles nombre de ses électeurs votent pour lui. Prouver l’irréalisme et la dangerosité de son programme économique n’est guère plus efficace: beaucoup de ses soutiens ne souhaitent pas véritablement son arrivée au pouvoir et se servent du FN comme cri d’alarme.
La «dédiabolisation» entreprise par Marine Le Pen a enfin fait l’objet de nombreuses illusions. La déclaration la plus imprudente reste celle de Roger Cukierman, président du Crif, jugeant la présidente du FN «irréprochable». Le soin qu’elle apporte à rompre avec les déclarations et sous-entendus antisémites de son père ne saurait faire oublier les forts éléments de continuité de ce parti.
7.Vrais coupables anonymes
Au fond, les coupables les plus sérieux de la montée du FN n’ont «pas de nom, pas de visage», comme le dirait Hollande. Ce sont l’interminable crise économique dans laquelle se débat la France et l’impuissance des politiques publiques qui transcende malheureusement les alternances politiques.
C’est la profonde crise de l’identité française, bousculée par une immigration mal maîtrisée et les défauts d’intégration qui en résultent, avec la constitution de ghettos. Laurent Fabius avait provoqué des hauts le cœur, à gauche, lorsqu’il avait jugé que le FN apportait de «mauvaises réponses» à de «bonnes questions». Ce n’était pourtant pas si faux.
Les problèmes posés par l’insécurité et l’immigration ont longtemps fait l’objet d’un large déni dans l’espace public. Par un fâcheux contrecoup, ces questions prennent aujourd’hui une ampleur démesurée. Et sont fréquemment posées de manière aussi démagogique que catastrophiste.
Ajoutons enfin que la dynamique lepéniste n’est pas séparable de la vitalité des mouvement dits «populistes» un peu partout en Europe. La crainte d’un afflux de réfugiés venus des zones de conflit, même par notre Premier ministre, ainsi que les peurs engendrées par le terrorisme islamiste n’ont pas fini de nourrir le vote frontiste.