France / Société

L'incessante récupération de Marc Bloch par le Front national

Temps de lecture : 3 min

Depuis une décennie, le parti d'extrême droite ne cesse de citer de manière tronquée le grand historien assassiné par les nazis en 1944.

Détail du monument des Roussilles à Saint-Didier-de-Formans, où Marc Bloch fut assassiné par la Gestapo. Benoît Prieur via Wikimedia Commons.
Détail du monument des Roussilles à Saint-Didier-de-Formans, où Marc Bloch fut assassiné par la Gestapo. Benoît Prieur via Wikimedia Commons.

«Qui n’a pas vibré au sacre de Reims et à la fête de la Fédération n’est pas vraiment français», a lancé, mardi 1er décembre, Marion Maréchal-Le Pen lors d’un meeting en vue des élections régionales à Toulon, dans le Var. La formule éveillera immédiatement les souvenirs de tous les passionnés d’histoire: elle s’inspire des écrits de Marc Bloch (1886-1944), grand historien fusillé par les Allemands dix jours après le Débarquement en Normandie. Dans L’Étrange défaite, ouvrage sur la Débâcle de 1940 publié de manière posthume, il écrivait:

«Il est deux catégories de Français qui ne comprendront jamais l’histoire de France: ceux qui refusent de vibrer au souvenir du sacre de Reims; ceux qui lisent sans émotion le récit de la fête de la Fédération.»

La candidate FN en Paca avait déjà employé la formule lors d’un meeting à Avignon fin novembre, et poursuit ainsi une tradition familiale bien enracinée. Le 20 septembre 2006, au moment de lancer sa dernière campagne présidentielle à Valmy, lieu d’une bataille fondatrice de la République, Jean-Marie Le Pen déclarait:

«De Gergovie à la Résistance en passant par la monarchie capétienne et l’épopée napoléonienne, je prends tout! Oui tout! Car toutes ces actions héroïques, novatrices, audacieuses, participent du génie de notre pays. [...] Comme le disait le grand patriote et grand historien Marc Bloch, dont la célèbre citation exprime parfaitement ma pensée, “qui n’a pas vibré au sacre de Reims et à la fête de la Fédération n’est pas vraiment français”!»

Marine Le Pen, le 25 mars 2012, lançait, elle, à Nantes, dans une critique des programmes d’histoire du primaire et du secondaire:

«Tous les enfants de France doivent vibrer, comme Marc Bloch, au récit du sacre de Reims et au récit de Valmy. Et puis, évidemment, tous les enfants de France doivent avoir pour référence Jeanne, la sainte de la patrie. Je n’ai rien contre l’histoire du Mali ou du Monomotapa, mais les connaître n’aide en rien à penser la France. Que l’histoire de tous les pays du monde soit enseignée à l’université, c’est normal. Dans le primaire, il faut apprendre une histoire qui permet d’aimer son pays. Dans le secondaire, il faut apprendre à comprendre son pays dans la longue durée.»

L’ironie (amère) de ce détournement est double. L’extrême droite cite comme référence l’œuvre d’un résistant juif qui a laissé son nom à une association de lutte contre le négationnisme, très active notamment contre Bruno Gollnisch à Lyon. Et elle fait de Marc Bloch, pionnier de l’École des annales, un courant historique accordant la priorité aux temps long et aux phénomènes sociaux, un symbole du patriotisme à tout crin, de «l’histoire-récit», du «roman national» et du culte des grands hommes.

Récupération douteuse

La famille Bloch s’est régulièrement émue des détournements politiques de la pensée de l’historien. En 2000, elle avait fait interdire en justice l’utilisation du nom par la Fondation Marc-Bloch, qui regroupait de nombreuses personnalités de gauche comme de droite (Elisabeth Lévy, Philippe Cohen, Henri Guaino, Jacques Nikonoff, Emmanuel Todd...) autour du projet de «réhabiliter la République» et avait été forcée de se rebaptiser Fondation du 2-Mars. L’historien allemand Peter Schöttler avait vu dans ce projet une tentative de «légitimation imaginaire [de la] critique néojacobine du projet européen –en totale contradiction avec le fait que Bloch n’était pas seulement un grand patriote et un grand résistant, mais aussi un historien pro-européen et anti-nationaliste».

En 2009 puis en 2012, l’historien Nicolas Offenstadt et Suzette Bloch, journaliste et petite-fille de Marc Bloch, s’étaient eux émus de la régulière récupération de la figure de l’historien, notamment par Nicolas Sarkozy:

«Je refuse que mon grand-père soit utilisé pour célébrer la patrie selon Nicolas Sarkozy, qui joue de la peur de “l’Autre”. “L’étranger”? “L’immigré”? Toujours sommé de se justifier, forcément marginalisé par un débat centré sur l’“identité nationale”, pourchassé quant il n’est pas “en règle”, obligé de se cacher, de cacher ses enfants ou de travailler aux sinistres conditions du travail au noir. Quels sont ces “renoncements” qui menacent la patrie? Toute cette phraséologie n’a rien à voir avec Marc Bloch, qui s’est battu dans un tout autre contexte contre de vrais ennemis des libertés.»

«Ce n’est pas la première fois que l’œuvre à portée universelle et la vie irréprochable de Marc Bloch sont récupérées pour tenter de rendre vertueuse une idéologie douteuse qui prône le retour à la préférence nationale.»

Les Historiens de garde, un collectif d’historiens critiques de la vision de l’histoire présentée au grand public (de Lorant Deutsch à Patrick Buisson...) ces dernières années, ont également dénoncé à plusieurs reprises la récupération de la figure de Marc Bloch. Et notamment la façon dont la citation de L’Étrange défaite est régulièrement tronquée et détournée, elle qui ne vise pas à faire l’éloge des racines chrétiennes de la France (le sacre de Reims) mais à insister sur l’importance des rassemblements collectifs qui ont scandé son histoire, comme l’illustre la façon dont se termine le passage en question:

«Dans le Front populaire –le vrai, celui des foules, non des politiciens–, il revivait quelque chose de l’atmosphère du Champ de Mars, au grand soleil du 14 juillet 1790.»

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