La France a connu le 13 novembre 2015 les attentats les plus meurtriers de son histoire. Les jours suivants, les questions ont afflué: y a-t-il eu une faille sécuritaire? Le renseignement a-t-il failli? Bernard Cazeneuve a affirmé que non. «Le risque zéro […], ça n’existe pas.» Les présences d’Abdelhamid Abaaoud, coordinateur présumé des attentats, à Saint-Denis ou celles dans le commando terroriste de Samy Amimour et d’Ismaël Omar Mostefaï impliquent pourtant le contraire.
Amimour avait un mandat d’arrêt international. Mostefaï faisait l’objet d’une fiche S pour radicalisation. À la question de la «faille sécuritaire» (qu’une source a qualifié désormais de «canyon») et de celle du renseignement (on ne saurait vous conseiller ce dossier, en accès payant, de Mediapart) s’en est ajouté une autre: le renseignement humain a-t-il été délaissé au profit du renseignement technique?
Louis Caprioli, ancien patron de l’antiterrorisme à la DST entre 1998 et 2004, est le premier à témoigner lors d’un entretien aux Échos:
«Lorsque j’étais en service, je trouvais qu’effectivement nos moyens techniques étaient insuffisants par rapport à ceux dont disposaient les Américains et les Anglais. Mais je crois que le tout-technique empêche les fonctionnaires d’aller sur le terrain et de recruter des sources et je pense qu’il est important que l’on infiltre des réseaux, qu’on infiltre des milieux pour avoir du renseignement humain.»
Alain Chouet, chef du service de renseignement de sécurité à la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) entre 2000 et 2001, assène un constat similaire dans Mediapart: «On a concentré nos moyens sur le renseignement technologique, et on a baissé la garde sur le renseignement humain». Pour un commissaire de police, ancien des Renseignements généraux (RG), qui se confie au Canard Enchaîné, le renseignement humain a été «oublié». Même Jérôme Fénoglio, le directeur du Monde (qui a consacré de nombreux articles aux failles de la lutte antiterroriste, avant de parler «d’état de mort clinique» pour cette dernière) questionne dans un éditorial la politique du renseignement: «Ont-ils, à tort, délaissé le renseignement humain pour se noyer dans les données de la surveillance généralisée?»
James Bond contre la NSA
Qu’est-ce qu’un renseignement humain? Une information dont la collecte provient d’interactions humaines, qui tranche donc avec le renseignement technique. Pour caricaturer au maximum, il s’agit de James Bond pour l’un et de la NSA pour l’autre (l’opposition entre le renseignement humain et technique est d’ailleurs une des trames du scénario du dernier film de l’espion britannique). Nathalie Cettina, spécialiste des questions de lutte contre le terrorisme, est chercheuse auprès du Centre français de recherche sur le renseignement (CF2R). Selon elle, le renseignement est «surtout un travail de sources». «On sait que les Renseignements généraux, à l’époque où ils existaient, étaient au plus proche des territoires et des lieux de mouvances», explique-t-elle.
Les fameux «RG», connus institutionnellement sous le nom de «Direction centrale des Renseignements généraux» (DCRG), représentaient un service de renseignement territorial, chargé de «prendre la température» en France. Un service procurant une «information ouverte», selon Eric Denecé, le directeur du CF2R, qui avait «la connaissance précise» de ce qu’il se passait sur le territoire. Les Renseignements généraux ont également une image assez sulfureuse. Dans un livre paru en 1997, l’ancien commissaire Patrick Rougelet surnommait le service le «petit KGB à la française», entre espionnage de syndicats ou de quotidiens.
En 2008, une réforme réorganise le renseignement intérieur. Les RG et la Direction de la Surveillance du territoire (DST) fusionnent pour former la DCRI, une sorte de «FBI à la Française». Dans son éditorial de janvier 2015 sur le site du CF2R, à la suite des attentats de janvier, Eric Denecé pointe les limites de cette réforme, qui a vu la disparition des RG:
«On a totalement appauvri le renseignement territorial, perdant de fait énormément en capacité de maillage, de granularité et de connaissances de ce qu’il se passait dans le territoire national, précise Eric Denecé à Slate.fr. On a construit un gros service bien plus adapté à un terrorisme d’origine extérieure alors qu’en fait, depuis 2001, on a affaire à un terrorisme essentiellement d’origine interne en France.»
«Les RG avaient cette capacité à faire quasiment de la sociologie»
L’idée de départ était de rationaliser l’organigramme des renseignements français. Les Renseignements généraux devaient apporter dans le nouvel ensemble leur réseau national tandis que leurs «rivaux» (car il y avait bien des querelles entre les services) de la DST devaient apporter leur puissance d’analyse et leurs moyens techniques. C’est au final cette dernière qui est sortie grande vainqueur de la fusion. Elle a «aspiré», selon les termes d’Eric Denecé, un peu plus de la moitié de l’équipe des Renseignements généraux et «quasiment la totalité des équipements». Une partie des effectifs restants est placée dans la Sous-direction à l’information générale (SDIG), qui se retrouve exclue de la communauté du renseignement en étant rattaché à la Direction centrale de la sécurité publique (DCSP, qui relève de la Police nationale).
Les RG travaillaient là. Ils allaient parler avec des gens et revenaient en disant par exemple: «lui, il nous a raconté ça»
Abou Djaffar
Abou Djaffar est un ancien des services de renseignement français. Blogueur, il écrit sous ce pseudonyme et a qualifié les événements du 13 novembre de «naufrage historique» pour le renseignement. S’il explique qu’il a démissionné de la DGSE avant 2008, il se souvient de missions dans les banlieues avec des membres des RG:
«Ils travaillaient là. Ils allaient parler avec des gens et revenaient en disant par exemple: “lui, il nous a raconté ça. C’est intéressant parce que ça veut dire que le climat général a changé. Il s’est tendu”. Quand on parle de maillage territorial et de renseignements de terrain, les RG avaient cette capacité à faire quasiment de la sociologie.»
Le retour des RG
La perte des renseignements territoriaux que pouvaient procurer les RG ressort dans les analyses «après les événements liés à Mohammed Merah», indique Nathalie Cettina. Pour Abou Djaffar, s’il n’y a «aucun sens» à réécrire l’histoire, l’ancien membre des services de renseignement n’est pas persuadé qu’il y aurait eu une affaire Merah «si les RG avaient encore existé». Tout en restant circonspect sur la finalité: «Ou alors, cela aurait été d’autres affaires, différentes, car les terroristes ne restent pas immobiles à attendre qu’on vienne les cueillir».
En septembre 2013, Manuel Valls, alors ministre de l’Intérieur, confie «une mission de préfiguration de la création du Service central du renseignement territorial» (SCRT) à l’inspecteur général Philippe Bertrand. Le nouveau service voit le jour en mai 2014. En mars, Manuel Valls avait établi les grandes lignes de la mission du SCRT, selon des informations parues dans le rapport d’activité de la délégation parlementaire au renseignement pour l’année 2014:
«Les renseignements recherchés concernent tous les domaines de la vie institutionnelle, économique et sociale susceptibles d’entraîner des mouvements revendicatifs ou protestataires. Par leur implication dans la détection des phénomènes violents et la veille des quartiers sensibles, les services du renseignement territorial participent à la lutte contre la délinquance liée principalement à l’économie souterraine. Enfin, ils s’intéressent à tous les faits de société visant à remettre en cause les valeurs républicaines tels que les dérives sectaires, les phénomènes de repli communautaire et identitaire ainsi que la contestation politique violente.»
Le ministre de l’Intérieur conclut sa circulaire en préconisant que les champs de compétences du nouveau service devront faire appel «à des méthodes de recherche opérationnelle ainsi qu’au développement du cyber-renseignement».
«Le renseignement humain, on en fait toujours»
La menace terroriste a changé. Elle a évolué en même temps que la société. S’il fallait auparavant effectuer un maillage du territoire, le terrain s’oriente désormais sur les réseaux sociaux. Ce qui explique l’impression de s’orienter vers le «tout-technique» pour les anciens membres des services de renseignement. «Le renseignement humain on en fait toujours, estime Eric Denecé. Après, qu’on ne le fasse pas bien, c’est autre chose. Mais dire qu’on l’a abandonné pour la technique, c’est une foutaise.»
Il y a vingt ou trente ans, Abou Djaffar et ses comparses du renseignement avaient une ou deux sources techniques, travaillant surtout avec des sources humaines.
«Pourquoi? Parce que les terroristes n’avaient pas de moyens techniques. Il n’y avait pas d’internet ou de téléphones portables, donc on n’en avait pas besoin. On était obligé d’avoir des sources humaines, raconte le blogueur. Ça a un côté artisanal. Il y a plein de gens plus vieux que moi qui considèrent que le renseignement, c’est d’abord une source humaine. Mais pas de pot, à un moment donné, il faut une source technique.»
«Il faut obligatoirement la complémentarité entre les deux», abonde le directeur du CF2R d’une voix déterminée. Surveiller les réseaux sociaux, travailler les écoutes sont des éléments «indispensables» selon lui, surtout face à une telle menace:
«On n’infiltre pas facilement des terroristes. Puisqu’on ne peut pas les infiltrer, on travaille sur les renseignements extérieurs en essayant d’avoir des informations par ces moyens techniques.»
Une critique pas tant sur les sources que sur leur analyse
La faillite ne serait donc pas due spécialement à une déshumanisation du renseignement. Par exemple, le Royaume-Uni n’avait pas les Renseignements généraux mais ses services pratiquaient le «community policing». Ils parlaient à des communautés du pays et leurs leaders identifiés. «Les Britanniques ont toujours été très forts sur le renseignement humain. Ils ont quand même eu les attentats de 2005», assène Abou Djaffar.
Le renseignement humain, un renseignement «lent».
C’est un fait, le renseignement humain est un renseignement «lent» par rapport au renseignement technique. «Un travail de longue haleine», indiquent ceux qui l’ont pratiqué. «Avant de dire qu’il y a eu un manque de ci ou de ça, il faut voir ce qu’il manquait vraiment», préconise Abou Djaffar.
Ont-ils manqué le coup de téléphone? L’ont-ils intercepté sans le voir? «Était-ce une source qui était là et qui n’a pas parlé, surenchérit le blogueur. Ou bien, est-ce que les mecs ont été super forts et on n’a jamais pu infiltrer la cellule?» Au fond, s’il y a une critique à formuler contre le renseignement selon cet ancien membre, ce n’est pas tant sur la question des sources que sur leur analyse:
«Quand on parle aux gens dans le renseignement, on se rend compte qu’il y a trop d’informations techniques et pas assez de gens pour les traiter.»
Une problématique qui ne concerne pas que la France. William Binney, ancien officier de renseignement de la NSA, était présent à Strasbourg après les attentats lors du Forum mondial de la démocratie. Il a raconté à l’AFP l’histoire de la fusillade qui a eu lieu à Garland (Texas) en mai 2015. Un concours de caricature de Mahomet, organisé par un groupe d’extrême droite, avait vu la mort de deux assaillants. William Binney a révélé que des Anonymous avaient indiqué aux policiers de Garland que cela «allait se produire». Les services de renseignement n’avaient alors absolument rien dit, selon l’ancien officier:
«La différence, c’est que les Anonymous se sont concentrés sur un petit périmètre sur les réseaux sociaux où ils ont trouvé les informations: si vous vous contentez de livrer des données de masse en vrac aux analystes, ils vont échouer, parce qu’ils seront submergés.»
Des déclarations qui font échos à loi sur le renseignement, votée le 24 juillet 2015, critiquée pour représenter une forme de surveillance de masse. Ce qui veut dire plus d’informations techniques, sans qu’il y ait assez de gens pour les traiter. Après les attentats de Charlie Hebdo, le gouvernement et Manuel Valls ont promis la création de plus de 2.600 postes supplémentaires dans le renseignement. Selon France Info, seuls 900 ont pour l’instant été créés.