Sciences

Mauvaise nouvelle: l’idée de télécharger son cerveau n’a pas de sens

Temps de lecture : 8 min

Cette utopie scientifique n'est pas prête de prendre corps. Explications.

Niklas Thiel, en septembre 2014 I REUTERS/Michaela Rehle
Niklas Thiel, en septembre 2014 I REUTERS/Michaela Rehle

«Dans trente ans, les humains seront capables de télécharger leur esprit en totalité vers des ordinateurs pour devenir numériquement immortels.» Ray Kurzweil, directeur de l’ingénierie chez Google et «pape» du transhumanisme (Global Futures 2045 International Congress, 2015).

«Fondamentalement, l’ordinateur et l’homme sont les deux opposés les plus intégraux qui existent. L’homme est lent, peu rigoureux et très intuitif. L’ordinateur est super rapide, très rigoureux et complètement con.» Gérard Berry, professeur au Collège de France, chaire d’algorithmes, machines et langages (Rue89, 2015).

Une seule de ces deux propositions est vraie et pour comprendre pourquoi la première est fausse (sans même considérer sa portée éthique, sociétale ou morale), il faut s’éloigner un peu de l’informatique pour se rapprocher de la biologie et des neurosciences.

Dans son livre Being There: Putting Brain, Body and World Together Again, Andy Clark nous rappelle que le cerveau est avant tout un organe conçu pour contrôler un corps biologique dont la mission principale est d’échapper aux prédateurs et/ou d’attraper des proies. Autrement dit, le cerveau n’est pas un dispositif logique désincarné: il n’existe et ne s’exprime qu’à travers un corps. Pour mieux comprendre cette assertion, il faut se rendre compte que notre corps est littéralement recouvert de capteurs, qu’ils soient chimiques, mécaniques, visuels, thermiques, proprioceptifs (perception du corps) ou nociceptifs(perception de la douleur).

L’ensemble de ces récepteurs informe notre cerveau sur le monde extérieur (exteroception) mais aussi sur le monde intérieur (interoception) ce qui lui permet d’en réguler le fonctionnement. La majeure partie du cerveau des primates est en fait dédiée au traitement de ces informations et la plus grosse part est consacrée aux traitements visuels qui occupent l’ensemble du lobe occipital et s’étendent (en partie) aux lobes temporaux et pariétaux. Nous sommes donc des êtres essentiellement visuels, qui accessoirement, pensons de temps en temps.

L’expérience sensible du monde

Si l’on souhaite un jour, à l’instar de Ray Kurzweil, «télécharger notre cerveau dans un ordinateur», on doit donc se poser la question de savoir ce que l’on fait de ces capteurs. Une solution simple et rapide serait de ne pas s’en préoccuper et de prétendre que les neurones sensoriels resteront silencieux à jamais.

L’agence américaine «améliorera» le protocole jusqu’à en faire un instrument de torture psychologique

Or, dans les années 1950, le neuropsychologue canadien Donald Hebb a conduit une série d’expériences pour étudier les effets de la privation sensorielle. Il paya généreusement des étudiants pour rester allongés 24 heures sur 24 en prenant soin de les couper au maximum de leurs sens (lunette, casque, gants, etc.). La majorité de ces étudiants abandonnèrent l’expérience au bout de deux à trois jours car ils ne parvenaient plus à développer une pensée cohérente et commençaient à souffrir d’hallucinations sonores et visuelles.

Ces expériences intéressèrent beaucoup la CIA (qui avait financé cette étude). L’agence américaine «améliorera» le protocole jusqu’à en faire un instrument de torture psychologique. En conséquence, si nous voulons «télécharger notre cerveau» sans devenir fous, il faut impérativement que ce cerveau soit relié à un corps qui l’informe sur le monde et sur lui-même et qui lui permette d’agir en retour.

Difficile de réproduire une rétine artificielle

Mais de quel corps artificiel disposons-nous aujourd’hui? Des robots où les rétines sont remplacés par des caméras et les muscles par des moteurs? Dans une certaine mesure oui, mais on est extrêmement loin de la complexité et de l’intelligence du corps humain comme le soulignent d’ailleurs très bien Rolf Pfeiffer et Alex Pitti dans leur livre La Révolution de l’intelligence du corps. Au cours de l’enfance, notre cerveau a appris à contrôler ce corps et à tirer parti de ses spécificités et de son intelligence propre. Pour ne prendre qu’un exemple, il suffit de considérer la souplesse de la peau au bout de nos doigts qui nous permet d’attraper très facilement des petits objets par «écrasement» de la peau autour de l’objet. Nul besoin pour le cerveau d’envoyer une commande extrêmement précise. Essayez maintenant la même opération avec des dés à coudre sur chaque doigt et vous comprendrez comment votre corps résout un certain nombre de problèmes par lui-même.

Quid de la caméra? Même si l’on dispose aujourd’hui de caméras haute résolution, il faut les comparer aux quelques 2x5 millions de cônes, 2x100 millions de bâtonnets ainsi qu’aux divers traitements des cellules horizontales, bipolaires, amacrines et ganglionnaires, et ce, simplement au niveau de la rétine, avant même que cette information ne soit envoyée au cerveau. On est de fait aujourd’hui extrêmement loin de pouvoir reproduire une rétine artificielle, même si les travaux de l’Institut de la vision à Paris nous en rapprochent chaque jour un peu plus.

Le cerveau est composé en moyenne de 86 milliards de neurones. Chacun de ces neurones contacte en moyenne 10.000 autres, soit un total approximatif de 860 billions de connexions

Dans un premier temps, on pourrait donc se rabattre sur des corps robotiques simplifiés aux capacités sensorielles et motrices différentes. Cela aurait-il une incidence sur notre cerveau? Oui. Car notre cognition dépend de l’interaction que nous avons avec le monde et cette interaction se fait au travers de nos perceptions et nos actions. Si vous les modifiez, vous modifiez aussi l’expérience sensible du monde ainsi que sa sémantique. La cognition ne peut être qu’incarnée.

Le mystère de la cognition

À supposer que l’on ait résolu le problème des capteurs et des effecteurs (et donc, qu’on accepte que le cerveau téléchargé ne soit plus vraiment le nôtre), il nous reste le gros morceau, à savoir télécharger le cerveau lui-même. La première chose à faire est sans doute de définir ce que l’on entend par cerveau. Or, ce terme, par abus de langage, désigne généralement le cortex et peut-être quelques structures sous-corticales (dont l’amygdale, l’hippocampe et les ganglions de la base).

Mais le système nerveux central comprend bien d’autres structures tout à fait essentielles parmi lesquelles on peut citer dans le désordre le cervelet, le thalamus, l’hypothalamus, le bulbe rachidien, le tronc cérébral, etc. Bref, si l’on considère l’ensemble du système nerveux central, on sait qu’il est composé en moyenne de 86 milliards de neurones et que chacun de ces neurones contacte en moyenne 10.000 autres, soit un total approximatif de 860 billions de connexions.


Mais au fait, que doit-on télécharger exactement dans l’ordinateur? Le type, la taille, la géométrie de chaque neurone? Son potentiel de membrane? La taille et la position de l’axone et son état de myélinisation? La géométrie complète de l’arbre dendritique? L’emplacement des différentes pompes à ions? Le nombre et la position des différents neuromédiateurs? Les impulsions en cours de transmissions?

Tous ces éléments peuvent influer sur le fonctionnement cérébral et peuvent être pris en compte dans les simulations informatiques actuelles. Le problème est que l’on ne sait pas ce qui essentiel à notre cognition et qui fait que nous sommes ce que nous sommes. Dans le doute, nous pourrions donc vouloir tout transférer, mais l’on se retrouverait alors avec potentiellement des milliers d’informations pour chaque neurone…

Modèles simplifiés

L’ordre de grandeur ainsi atteint serait de l’ordre du zetta (pour se repérer: kilo, méga, giga, téra, péta, exa, zetta, à chaque étape, multiplier par mille), une taille telle que l’on ne sait pas la manipuler aujourd’hui en informatique. Et nous ne parlons que du transfert. Il faudra ensuite faire fonctionner tout cela en temps réel, puisque l’on accepterait difficilement d’avoir transféré son cerveau pour le voir fonctionner à vitesse réduite.

Si l’aéronautique a cherché originellement à s’inspirer et à imiter le vol des oiseaux, cette inspiration a depuis longtemps été abandonnée

À un niveau purement technologique, on est donc encore très loin de pouvoir réaliser cette prouesse, et la fin probable de la loi de Moore (qui énonce, pour faire court, que la puissance des ordinateurs double tous les 18 mois) d’ici quelques années ou décennies nous empêchera peut-être à jamais d’atteindre le niveau technologique nécessaire.

Le grand projet scientifique soutenu par l’Europe Human Brain Project ne s’y est d’ailleurs pas trompé puisqu’il ne compte utiliser que des modèles extrêmement simplifiés de neurones et de synapses pour un résultat final plus qu’incertain, estiment un grand nombre de scientifiques plutôt critiques vis-à-vis des ambitions du programme. Si l’on veut des modèles plus précis, on peut se tourner vers le projet OpenWorm, mais, lui, ne prétend simuler qu’une poignée de neurones.

«IA» ou neurosciences computationnelles?

Cette idée de vouloir transférer son cerveau dans la machine est une idée très répandue dans la littérature et le cinéma. Elle a été remise sur le devant de la scène avec les nouvelles avancées en intelligence artificielle. Mais il existe aujourd’hui une certaine confusion sur le terme intelligence artificielle (IA) ainsi que sur ses buts.

Ce que les médias désignent aujourd’hui par intelligence artificielle regroupe essentiellement les domaines de recherche de l’apprentissage machine et de la robotique dont les buts ne sont pas d’étudier ou de comprendre le cerveau et la cognition (avec évidemment des exceptions notables, voir par exemple les travaux de Pierre-Yves Oudeyer). La confusion provient certainement du fait que les algorithmes issus de ces recherches permettent d’obtenir d’excellentes performances sur des tâches que l’on pensait jusqu’alors réservées à l’humain (reconnaissance d’image, voitures autonomes, etc.).

Mais si l’apprentissage machine et la robotique progressent à pas de géant, cela ne nous apprend cependant rien sur le fonctionnement du cerveau biologique (du moins pas directement). Pour cela, il faut se tourner vers les neurosciences en général et vers les neurosciences computationnelles en particulier.

Le vol des oiseaux

On pourrait faire le parallèle entre les domaines de l’aéronautique (IA) et de l’ornithologie (neurosciences). Si l’aéronautique a cherché originellement à s’inspirer et à imiter le vol des oiseaux, cette inspiration a depuis longtemps été abandonnée au profit de la conception d’avions toujours plus performants (vitesse, charge utile, consommation, bruit, etc.) avec des techniques propres à l’aéronautique. Si l’on souhaite comprendre un peu mieux les oiseaux, il faut alors se tourner vers l’ornithologie et la biologie. De fait, parler aujourd’hui de télécharger son cerveau sur un ordinateur en raison des progrès de l’IA a autant de sens que de vouloir coller les plumes d’un oiseau sur les ailes d’un avion et prétendre qu’on a créé ainsi un oiseau artificiel.

Nul ne sait s’il sera un jour possible de «télécharger son cerveau sur un ordinateur», mais ce qui est sûr, c’est qu’en l’état actuel des connaissances, cet énoncé n’a aucun sens et le restera sans une rupture épistémologique majeure dans nos connaissances et dans notre compréhension du cerveau.

The Conversation

Cet article est paru en deux parties sur le site The Conversation les 20 et 23 novembre 2015.

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