Slate est un lieu de débats ouverts. Sur France Telecom, mon ami Gilles Bridier a écrit ici une analyse avec laquelle je ne suis pas d'accord. J'y réponds. Car les 24 suicides de France Telecom renvoient aussi et surtout à la plus méconnue des grandes crises de l'époque: celle du travail.
On avait pu penser que le passage à l'ère des services mettrait fin au pénible travail industriel à la chaîne, il n'en est rien. Un petite partie de la population active trouve dans les grandes entreprises une vie intéressante, plaisante, exaltante et bien payée. Une majorité doit, dans un contexte permanent de réduction des coûts, remplir des taches très normées, industrialisées. Le sentiment d'être devenu un rouage, remplaçable, voire «de trop», se répand jusque chez les cadres. Toute cette pression est conjuguée avec un système de rémunération «au mérite» qui a cassé les ascenseurs internes d'augmentation et de promotion automatique avec l'âge.
France Telecom vit cette crise au cube car elle connaît en sus trois chocs violents. D'abord la «convergence» des télécommunications et de l'informatique qui fait passer du téléphone fixe au mobile, puis à l'Internet, puis au multimédia et transforme radicalement tous les métiers de l'entreprise. Les «agents», fonctionnaires embauchés comme poseurs de lignes de cuivre ou «demoiselles du téléphone» des années 1970, fiers d'apporter le confort du téléphone aux «abonnés», conscients de moderniser la France des services publics, deviennent commerciaux dans des centres d'appels, obligés de répondre toute la journée à des clients qui râlent au bout de la ligne. Tous ont du mal, quelques uns ne peuvent pas.
Ensuite, France Telecom est privatisée début 1997 pour faire face à l'arrivée de la concurrence; une sortie du domaine public qui est aujourd'hui encore contestée au sein de l'entreprise et au dehors. Enfin, troisième choc, la quasi-faillite sous le poids d'une dette trop lourde au moment de la vente par l'Etat des licences GSM à des prix ahurissants, surgonflés par la bulle Internet. Pour se sortir du gouffre, Thierry Breton va mettre le groupe «sous tension» et embaucher des «coupeurs de coûts». Didier Lombard est numéro deux, il est chargé de définir la stratégie. Début 2005, il remplace Thierry Breton quand celui-ci est appelé à Bercy comme Ministre des finances.
Ingénieur, doté d'une foi inébranlable dans l'avenir et dans les hommes, mais aveugle sur leur irrationalité, il fait le pari que chacun pourra suivre la marche forcée. Il choisit «d'emmener tout le monde» dans sa course. La difficulté est double: changer les métiers, provoquer des «mobilités» d'une part, mais aussi, d'autre part, trouver de quoi occuper les (gros) effectifs surnuméraires. Didier Lombard affirme aujourd'hui encore ne pas regretter sa décision. Elle éclaire qui il est: fonctionnaire comme ses camarades, il reste attaché au «service du pays» et à l'idée qu'on ne licencie pas.
Son côté d'excellent stratège se confirme. Il a une «vision» du secteur comme bien peu d'autres en France. C'est lui qui pousse à «remplir les tuyaux» puisque la valeur ajoutée sur les réseaux est captée par les Google ou Facebook, c'est lui, personnellement, qui négocie avec Steve Jobs, le patron et fondateur d'Apple, une exclusivité des ventes d'iPhone en France, un coup de génie commercial. Aujourd'hui, tout le monde sait que la réduction des coût ne dessine pas un avenir et qu'il faut aussi et avant tout une stratégie et une ambition. Didier Lombard a apporté cela et replacé France Telecom parmi les grands. Sa mission n'est pas achevée: l'homme expose volontiers et avec gourmandise ses projets.
Mais le bon stratège est un non-gestionnaire social qui laisse faire. Le résultat est celui que l'on sait, la fibre «sociale» du groupe est jugée «hypocrite» par des salariés essoufflés et découragés (lire «Orange stressé», Ivan du Roy, La découverte). Et sur le fond, on s'interroge : pour faire fondre les effectifs, plutôt que de décourager les uns après les autres, ne fallait-il pas en passer par un vaste «plan social», des départs négociés avec les syndicats avec un reclassement dans la fonction publique? C'eut été plus clair et probablement moins douloureux, in fine, pour les salariés les plus fragiles. Telle est la première erreur de Didier Lombard. Le meilleur social est parfois le plus dur en apparence. Il reste qu'il serait paradoxal et injuste qu'il soit puni, au fond, pour avoir voulu être «social».
La seconde erreur s'ajoute: il a laissé faire les coupeurs de coûts et notamment Louis-Pierre Wenès, vers lequel portent toutes les critiques. Embauché par Thierry Breton pour réduire les factures des achats et promu à la tête de France Telecom France en 2006, Louis-Pierre Wenès fait son job, il économise. Mais ses méthodes font l'unanimité contre lui. Ses détracteurs ne sont pas avares d'anecdotes sur «les humiliations» qu'il fait subir aux hauts cadres (notamment régionaux) et sur les «pressions» constantes qu'il exerce du haut en bas pour supprimer des effectifs.
Le tort de Didier Lombard est de n'avoir pas écouté ceux qui l'avertissaient et démissionnaient avec fracas (Didier Quillot, Jean-Noël Tronc...) et rien vu de ce que le management des troupes était devenu, souvent, un harcèlement moral.
Faut-il le faire partir comme le demandent la gauche et les syndicats? Son départ peut donner l'impression que les 24 morts sont payés en retour, que «leur geste aura servi à changer les choses». Mais, c'est fait. France Telecom a mis fin provisoirement au système de mobilité qui impose aux salariés de bouger tous les trois ans, des discussions sont ouvertes avec les syndicats pour définir «un nouveau contrat social». Didier Lombard s'apprête à lancer «un grand projet» qui retourne les salariés vers l'avenir.
Au delà de cette transformation managériale, France Telecom peut-elle se passer de son stratège ? Ma réponse est «pas encore». Le remplacement par Stéphane Richard est programmé pour 2011, il faut ce temps pour passer le témoin et mettre en place les pierres du futur édifice capable de résister au quatrième choc: le multimédia qui va, une nouvelle fois, transformer nos modes d'information, de connaissances, de communication et d'éducation et secouer les entreprises du secteur.
Eric Le Boucher
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Image de Une: Didier Lombard Charles Platiau / Reuters