Culture

Bradley Cooper peut-il devenir une légende du cinéma américain?

Temps de lecture : 10 min

La star ne doit pas sa réussite au hasard mais à sa persévérance à l’ancienne. Mais cela ne suffit pas forcément pour entrer dans le camp des «légendes» du cinéma.

Bradley Cooper et Jennifer Lawrence dans une scène du film «Joy» | Twentieth Century Fox France
Bradley Cooper et Jennifer Lawrence dans une scène du film «Joy» | Twentieth Century Fox France

En 1998, dans l’émission «Inside Actor’s Studio», un jeune étudiant de 23 ans posait cette question à Robert De Niro:

«Bonjour M. De Niro, je m’appelle Bradley Cooper et ma question concerne L’Éveil. Vous avez parlé de vos recherches et de vos entretiens avec de nombreux patients et de gens qui avaient différentes maladies. Vous aviez un maniérisme pendant les entretiens: quand ils vous demandaient quand est-ce que vous vouliez aller dehors et aller vous promener, vous vous touchiez le sourcil. Je me demandais si c’était quelque chose que vous aviez vu chez certaines personnes pour essayer de reproduire leurs tics ou si c’était quelque chose de spontané?»

La question (que De Niro qualifiera ensuite de «bonne») est précise, presque pointue. Le regard, lui, est sérieux et le ton concentré et déterminé. Il y a dans la question du jeune étudiant une réelle envie d’apprendre et un vrai respect de la noblesse du métier d’acteur.

À l’heure où la moindre bimbo de télé-réalité ou le moindre apprenti-comique se dit «acteur» rêvant de faire du cinéma. À l’heure où une bonne partie de vos stars préférées n’a aucun antécédent académique (de Tom Cruise à Cameron Diaz, de Leonardo DiCaprio à Jennifer Lawrence en passant par Brad Pitt et Johnny Depp), il peut être assez rafraîchissant de voir un acteur-star, un leading-man qui ne doit pas sa réussite au hasard d’avoir été à la bonne audition au bon moment mais à la persévérance d’études menées à bien et d’une carrière gérée tout en douceur, étape par étape.

Apprentissage à la dure

À l’ancienne. Comme Brando, lui aussi diplômé de la New School à New York, qui apprendra et perfectionnera son art à l’école et sur les planches pendant huit ans avant de faire ses débuts devant une caméra. C’est ainsi que sont nés beaucoup de ceux qu’on appelle aujourd’hui «légende». Robert De Niro, comme Brando, passera par les cours de Stella Adler avant de faire un bout de chemin à l’Actors Studio, comme James Dean ou Al Pacino. Meryl Streep ou Paul Newman passeront, eux, par la Drama School de Yale. Des noms parmi d’autres qui ont, au fil des années, accumulé beaucoup de récompenses dans leur toilette. Des noms dont les photos ont orné les murs des chambres de générations d’adolescents et d’étudiants. Des noms mythiques qui représentent une certaine idée du cool. Des légendes.

Cet apprentissage, qu’il se fasse sur les planches, dans le cinéma underground ou même dans des téléfilms bas de gamme, fait partie intégrante du mythe qui entoure un acteur. Parce que c’est là qu’il construit son «personnage», son style de jeu, qu’il apprend ses forces et ses faiblesses. Sans ces huit années à user les planches de Broadway, Brando aurait-il été la star immédiate qui enchaîna, dès ses débuts, des prestations aussi incandescentes que celles d’Un Tramway Nommé Désir, Viva Zapata!, Jules César, L’Équipée Sauvage et Sur les quais?

Bradley Cooper, lui, avait 24 ans quand il fit ses débuts devant une caméra professionnelle. C’était dans un épisode de Sex And The City. Et à partir de là, son apprentissage «à la dure» va durer dix ans.

Pour vous figurer son début de carrière, il suffit d’imaginer le cliché de l’acteur qui galère pour payer un loyer à New York et remplir son frigo. Entre autres faits, il a raté sa cérémonie de remise de diplôme pour jouer un petit rôle à peine payé dans Wet Hot American Summer (une comédie indépendante qui deviendra culte des années plus tard pour avoir révélé des dizaines de stars), tourné des films hyper indépendants à la qualité très douteuses (la comédie romantique Irrésiiistible!), fait des téléfilms à l’eau de rose avec des ex-stars de Beverly Hills (The Last Cowboy, avec Jennie Garth, et Qui veut m’épouser?, avec Jason Priestley et Emma Caulfield), été coupé au montage de son premier film hollywoodien (Dérapages Incontrôlés, avec Ben Affleck et Samuel L. Jackson), obtenu un second rôle dans des séries qui n’ont pas dépassé la demi-saison (The $treet, Touching Evil, Jack & Bobby) ou décroché un rôle d’avocat dans un épisode de New York, unité spéciale.

Quand Bradley commence à se faire remarquer, c’est dans des comédies. Si son rôle de douchebag de l’enfer dans Serial noceurs a un peu été éclipsé par celui de l’ado-nympho jouée par Isla Fisher, l’immense succès populaire de Very Bad Trip quatre ans plus tard va le propulser. Les rôles de beau gosse viril et sûr de lui avec cette touche d’arrogance pleine de charme, ils sont désormais pour lui, à l’image de ses personnages dans L’Agence tous risques, Limitless et évidemment les deux suites de Very Bad Trip.

Hollywood a ce genre de rôles à offrir à la pelle. C’est un segment de marché très compétitif (de Robert Downey Jr. à George Clooney pour les plus âgés, de Ryan Reynolds à Chris Pine pour les plus jeunes) mais, au tournant de la décennie, Bradley Cooper est en bonne voie pour devenir un acteur de premier choix, un membre de la A-List.

Club très fermé

Le problème, toutefois, est qu’un film où l’on s’amuse d’un bébé qui se branle ne va pas faire de vous la coqueluche des producteurs et réalisateurs qui visent d’être assis à côté de Meryl Streep le soir de la cérémonie des Oscars.

Et c’est justement ceux-là qui vous permettront de devenir une légende. Les Elia Kazan (pour Brando), les Scorsese (pour Robert De Niro et Leonardo DiCaprio), les David Fincher (pour Brad Pitt), les John Ford (pour John Wayne), les Frank Capra (pour John Stewart), les Alfred Hitchcock (pour Cary Grant), les John Huston (pour Humphrey Bogart) ou même, soyons fous, les Tim Burton (pour Johnny Depp).

C’est là qu’intervient David O. Russell. Le réalisateur, tombé en disgrâce à Hollywood pour ses très documentés coups de sang pendant les tournages (avec George Clooney et Lily Tomlin), est revenu d’une longue traversée du désert pour devenir le chouchou des Oscars, avec trois nominations consécutives entre 2010 et 2013. Ce faisant, il fait de Bradley sa muse, son acteur fétiche.

Avec Pat, le dépressif bipolaire de Happiness Therapy, David O. Russell lui offre le rôle qui va lui permettre de devenir un acteur qui ne compte plus seulement pour le box-office mais aussi pour les critiques. Nommé à l’Oscar du meilleur acteur, Cooper se retrouve ainsi en compétition avec des poids lourds de la discipline, des acteurs qui ont déjà beaucoup de statuettes dans leur toilette, en particulier Daniel Day-Lewis (trois Oscars et cinq nominations) et Denzel Washington (deux Oscars et six nominations).

La cour de récré devient tout de suite plus chic. C’est celle dans laquelle évolue Bradley Cooper depuis 2012 grâce à une seconde nomination en 2013, cette fois pour American Bluff, toujours sous la direction de David O. Russell. Il devient un acteur capable de remplir les salles dans l’année et d’avoir sa place à côté de Meryl Streep pour fêter ça au début de l’année suivante. Il a même le privilège de tenir le smartphone immortalisant le plus célèbre selfie du monde… juste à côté de Meryl Streep!

C’est cette place qui lui assure, par exemple, que la Warner achète spécifiquement pour lui les droits d’adaptation du best-seller American Sniper, lui permettant dans la foulée d’être nommé une troisième fois aux Oscars. Il rentre alors dans un club très fermé, un club de sept acteurs tous nommés trois années consécutives.

Un club composé de Spencer Tracy, Gary Cooper, Gregory Peck, Richard Burton, Jack Nicholson, William Hurt et de Russell Crowe. Les seuls ayant fait mieux: Al Pacino et… Marlon Brando. Difficile de nier le statut de légende à ces gens-là.

Être une star

Mais que pensez par exemple de William Hurt? C’est un acteur au talent extraordinaire qui s’est construit sur les bancs de Julliard et sur les planches du théâtre off-Broadway. Mais c’est aussi un acteur qui, au cinéma, appartient à une race de discrets et à un certain cinéma des années 1980 que beaucoup, aujourd’hui, a un peu oublié: Les Copains d’abord, Le Baiser de la femme araignée, Les Enfants du silence, Broadcast News ou Voyageur malgré lui. Autant d’excellents films qui ne font plus le poids, culturellement parlant, face aux blockbusters auxquels les années 1980 sont naturellement associés avec trente ans de recul, les Star Wars, les Die Hard, les Retour vers le Futur, les Flic de Beverly Hills. Quand on pense au cinéma des années 1980, on ne pense pas à ce cinéma pour adultes complexe et nuancé, apanage des années 1970. Surtout, on ne pense pas à William Hurt. Pourtant, il a été nommé aux Oscars trois fois consécutives. Pourtant, il a joué dans cinq films nommés à l’Oscar du meilleur film entre 1983 et 1988.

Les récompenses et le box-office ne suffisent pas à créer les légendes du cinéma. C’est la société toute entière qui les crée, quand un acteur, souvent aidé d’un metteur en scène, se met en symbiose avec l’époque

C’est toute la différence avec, par exemple, Brando, Nicholson ou Pacino. Le premier évoque instantanément, par sa jeunesse et son intensité, les années 1950, la rébellion impossible face au conservatisme puritain. Les deux autres, avec leur gueule d’homme du peuple, évoquent évidemment les années 1970, le «nouvel Hollywood», la rébellion sociale et la liberté des mœurs. Car les récompenses et le box-office ne suffisent pas à créer les légendes du cinéma. C’est la société toute entière qui les crée, quand un acteur, souvent aidé d’un metteur en scène, se met en symbiose avec l’époque, avec le Zeitgeist.

Bradley Cooper est-il de cette race? On ne pourra répondre à cette question que dans dix ou vingt ans. Ce qui est sûr, c’est qu’en 2015 il est une des plus grandes stars masculines du monde. Selon Vulture, la troisième plus grande star du monde, derrière Robert Downey Jr. et Leonardo DiCaprio. Aux États-Unis, son American Sniper a dépassé les 350 millions de dollars de recettes, dépassant les 330 millions de Forrest Gump, dernier plus gros film en date à reposer, non pas sur ses effets spéciaux ou sa franchise mais sur sa star. Sur un marché dominé depuis plus de dix ans par les super-héros Marvel, les Hunger Games, les Fast & Furious, les Dark Knight, les Pirates des Caraïbes et autres Harry Potter, il faut comprendre que c’est une gigantesque performance pour un acteur encore quasi inconnu du grand public six ans plus tôt.

C’était en 2014.

Depuis, il y a eu Serena, Aloha et À Vif!. Trois films forcément très ambitieux sur le papier qui, confrontés à la réalité du marché, n’ont été nulle part. Même Joy, le nouveau film de David O. Russell, dans lequel il ne tient qu’un second rôle, semble mal parti pour rivaliser avec le succès (critique et commercial) de ses deux précédents, Happiness Therapy et American Bluff.

Car en 2015, malgré les classements de Vulture, «être une star» ne veut plus dire grand-chose d’un point de vue purement économique. «Être une star» n’est plus une garantie pour remplir les salles. Même le premier de la liste, Robert Downey Jr., est incapable d’attirer les foules dès qu’il sort de sa combinaison de métal (Le Juge).

Ère de la franchise

Nous sommes dans l’ère de la franchise, celle qui condamne les acteurs (à l’exception notable de Leonardo DiCaprio, seul acteur sans franchise à son nom, même si son association avec Scorsese pourrait presque être considérée comme telle) à devenir des héros déclinables sur plusieurs films, celle qui les condamne aussi à devenir de simples instruments au service d’une machine bien plus massive qu’eux, une machine d’effets spéciaux numériques, de décors gigantesques et de monstres en images de synthèses.

C’est dans ce contexte qu’évolue Bradley Cooper, qui, assez ironiquement, en est réduit à jouer un raton-laveur en images de synthèse dans Les Gardiens de la Galaxie pour s’assurer cette rente. Aussi populaire soit le personnage de Rocket Raccoon, il ne l’est pas parce qu’il est joué par Cooper mais surtout parce que les scénaristes et les animateurs ont bien fait leur boulot.

Ainsi, ne faut-il pas voir chez Chris Pratt, le partenaire «en chair et en os» de Cooper dans la franchise Marvel, le vrai visage de la star des années 2010, celui dont on se souviendra encore dans dix, vingt ou trente ans comme on se souvient du Stallone des années 1980, du Pacino des années 1970 ou du Brando des années 1950? L’acteur revendique lui-même fièrement son appartenance à une certaine culture du LOL très 2010’s (voir son Facebook) et est surtout l’incarnation de la culture hollywoodienne de la franchise. Entre Les Gardiens de la Galaxie, les films Lego, Jurassic World et probablement le prochain Indiana Jones, Pratt a du travail pour de très nombreuses années et pour ainsi devenir «la plus importante star masculine à apparaître depuis longtemps», comme l’écrit Deadline, ou le «Han Solo qu’on attendait après une génération de Skywalker», comme l’écrit Entertainment Weekly.

Quitte à n’être reconnu par personne dans la rue comme dans cette vidéo du comédien Billy Eichner, parfaite métaphore de la relation des stars de cinéma avec leurs spectateurs en 2015: jouer dans les plus gros blockbusters implique de n’être qu’«un Chris» parmi d’autres (Pratt? Hemsworth? Pratt? Evans?).

Treize ans après avoir posé sa question à Robert De Niro, Bradley Cooper réussissait à convaincre son idole de jouer dans Limitlessune expérience qu’il qualifie de plus importante de sa vie d’adulte. L’année suivante, il l’appellera même «papa» dans Happiness Therapy. Mais à l’image de son idole, de ses choix audacieux, de ses multiples facettes, entre homme d’action et de comédie, et son pedigree, Bradley Cooper n’est-il pas finalement trop old school pour 2015?

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