«Y a-t-il eu des failles dans le renseignement français? interrogeait le Huffington Post le 17 novembre, quatre jours après les attentats du 13 novembre à Paris, qui ont fait 132 morts. Des interrogations légitimes au regard du parcours des assaillants, connus des services de renseignement et dont l’un d’entre eux, Samy Animour, avait même été mis en examen pour “association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste”. Une procédure qui n’avait pas empêché l’intéressé de rompre son contrôle judiciaire pour se rendre Syrie.»
Le lendemain, 18 novembre, on suspectait la présence d’Abdelhamid Abaaoud, coordinateur présumé des attentats, sur le territoire français, alors qu’il était censé être en Syrie. David Thomson, journaliste spécialiste du djihad en France et auteur des Djihadistes français déclarait alors que, si l’information de sa présence devait se confirmer, on serait alors «bien au-delà de l’étonnement et de la faille sécuritaire», ajoutant:
«Il faut bien comprendre qui est cet homme. C’est le visage le plus connu du djihad francophone. Son visage s’affichait l’année dernière pendant plusieurs jours en permanence sur toutes les chaînes d’info en France. C’est quelqu’un qui en 2013 et 2014, sur sa propre page Facebook, sous sa vraie identité, postait des vidéos de lui sur le front syrien, lance-roquettes à la main, pour appeler les gens à le rejoindre.»
Le lendemain, le 19, les autorités françaises confirmaient sa présence, et sa mort sur le territoire français, à Saint-Denis.
Au-delà des journalistes et experts, nombre de politiques se sont évidemment empressés de pointer ces failles, comme Nicolas Sarkozy, qui a déclaré dans une interview au Monde le 18:
«Si, avec un tel nombre de morts et de blessés, on considère qu’il n’y a pas eu de failles, à quel niveau de victimes faut-il fixer la barre pour employer le mot? Est-ce que toutes les conséquences ont été tirées après les attentats du mois de janvier?»
Le ministre de l’Intérieur Bernard Cazeneuve a pourtant assuré qu’il n’y avait pas eu de faille. Faut-il le croire?
Ancien analyste de la DGSE (Direction générale des services extérieurs), le blogueur spécialiste qui a pris sur LeMonde.fr le pseudonyme d’Abou Djaffar écrit dans un très long billet énervé:
«[Le ministre a] raison. Le terme de faille n’est pas approprié, et je lui préfère, tout comme quelques amis bien renseignés, celui de naufrage, voire même celui de naufrage historique. NAUFRAGE HISTORIQUE.
130 morts, Monsieur le Ministre, à Paris et Saint-Denis, et certains des blessés sont vraiment dans un sale état, mais pas de faille, oh non, aucune. Devrait-on alors parler de succès? Ou de fatalité? Je ne suis pas le seul à trembler de rage en écrivant ces lignes tant l’indécence de la position officielle le dispute à l’ampleur de l’attaque qui nous a frappés –et à laquelle on s’attendait. Vraiment, vous êtes certain, tout s’est passé comme prévu? Même pas un petit souci? Ah bon, d’accord. Oui, oui, je circule.»
L’échec de la loi sur le renseignement
Surtout, Abou Djaffar décrit longuement, dans une diatribe sur les manquements des services de renseignement français, l’échec de la Loi de renseignement, qui était tant décriée, et dont les députés qui y étaient favorables assuraient que c’était plus de surveillance pour plus de sécurité. Que c’était une nécessité.
«Dans le contexte actuel, international aussi bien qu’intérieur, le renforcement de la politique du renseignement, dans le strict respect des libertés individuelles, est nécessaire», lisait-on dans le projet de loi. Le gouvernement estimait de plus en plus important d’«encadrer l’utilisation des techniques de recueil du renseignement pour renforcer la protection des libertés individuelles tout en sécurisant l’action des services spécialisés».
Il était pourtant décrié de toutes parts. Le journaliste du Monde Franck Johannès, sur son blog Libertés Surveillées, avertissait en août 2015 que le Comité des droits de l’homme des Nations unies, avec des dizaines d’autres, s’était montré «préoccupé», deux jours avant la décision du Conseil, d’une loi qui octroie des «pouvoirs excessivement larges de surveillance très intrusive aux services de renseignement sur la base d’objectifs vastes et peu définis, sans autorisation d’un juge et sans mécanisme de contrôle adéquat et indépendant».
Il s’agissait soi-disant d'un projet de loi visant à «protéger les Français dans le respect des libertés». Mais il ne respectait pas les libertés des Français, et il ne les a pas protégés non plus.
Abou Djaffar écrit:
On décida de renforcer considérablement les moyens de structures lourdement prises en défaut
Abou Djaffar
«À l’inverse de toute logique, économique ou industrielle, à l’encontre de la plus élémentaire rigueur intellectuelle, on décida de renforcer considérablement les moyens de structures lourdement prises en défaut. Ceux qui, en un fascinant mélange d’arrogance et d’ignorance [...], moquaient la communauté impériale du renseignement tombaient dans les mêmes pièges, votant des budgets sans savoir s’ils seraient correctement utilisés, attribuant des renforts sans savoir où ils seraient affectés, décidant d’un accroissement de la masse des renseignements recueillis sans jamais JAMAIS se demander s’ils seraient correctement analysés, et surtout dans quel but. Avoir une idée de manœuvre, c’est tellement 20e siècle. [...]
Les historiens nous expliqueront sans doute par quel complexe cheminement une élite –ou supposée telle– a inventé la réforme-sabotage. Face à ces échecs vertigineux, personne, cependant, ne semble avoir pensé une seconde à démissionner. La décence, c’est tellement 20e siècle.»