Il est 21 heures, c'est la fin d'une longue et magnifique journée d'été passée à marcher dans la nature. Rien de bien différent par rapport à tous les jours précédents, si ce n'est que, pour la première fois depuis une semaine, je vais pouvoir prendre une bonne douche chaude et dormir dans un lit cette nuit.
J'habite sur une petite île au sud de la Nouvelle-Zélande, avec de la nature comme on n'en trouve plus beaucoup en Europe. Ici, on peut marcher une semaine sans rencontrer personne et il est inutile de songer à embarquer un téléphone portable dans le sac à dos, parce qu'on ne risque pas de trouver du signal dans le coin.
Il y a douze heures de décalage horaire entre ici et Paris: la matinée était déjà bien entamée lorsque l'horreur commençait de l'autre côté du monde. Je venais de passer une nuit bien tranquille, bercé par le vent dans les arbres centenaires et le bruit du feu dans le poêle d'un refuge, au sommet d’une colline surplombant la jungle humide de l'intérieur des terres. Mon objectif pour cette journée du samedi était d’aller explorer des dunes en contrebas faisant face à l'océan Pacifique. Dans cette direction, il n'y a pas de terre pendant près de 15.000 kilomètres avant la Patagonie. Contempler ce genre de paysage et de telles distances, ça transporte très loin de la vie quotidienne. Comment imaginer ce qu'il pouvait se passer à Paris au même moment?
Cinq jours plus tard, après une semaine seul dans la nature, je ne peux pas dire que j'étais vraiment heureux de revoir le petit bout de route bitumée qui me conduisait jusqu'à mon appartement. Mais mes colocataires étaient tous là et j'étais bien content de leur raconter ma rencontre avec un bébé kiwi bird, le moment fort de ma semaine. Puis ils m'ont mis à jour sur les nouvelles de notre petit village de moins de 400 habitants, la soirée d'adieux d'un pote pendant mon absence, les nouveaux postes à l'usine de poisson, avant un grand silence précédé d'un: «Ah, mais t'es pas au courant pour les attentats à Paris, du coup?»
On plaisante parfois sur ce qu'on pourrait louper pendant qu'on est absent. Je leur ai demandé un par un s'ils étaient sérieux: la réponse était simple et pourtant incompréhensible, «oui». Puis ils m'ont donné les lieux et les chiffres, mais à ce moment-là, plus rien n'avait de sens. Jusqu'à ce qu'ils me parlent des gens sur Facebook et d'une expatriée ayant perdu un proche.
J'écris ça quelques heures plus tard, mais ce qui a suivi ensuite est un peu confus dans ma tête. Tout ce que je sais, pendant qu'ils continuaient à parler, c'est que mon ordinateur mettait un temps fou à démarrer et que je tremblais à l'idée de lire mes emails. Mon frère et beaucoup de mes amis habitent à Paris, et j'y vivais pendant les attentats de Charlie, qui sont encore si proches dans ma mémoire.
Une semaine d'emails, tellement de trucs inutiles à zapper, et puis, enfin, un email de ma mère: mon frère, qui va à beaucoup de concerts, était en Bretagne, il va bien, ouf. Je n'utilise plus Facebook, mais heureusement, c'est le soir en Nouvelle-Zélande, donc le matin en France: il y a beaucoup de monde déjà connecté et joignable par messagerie instantanée. Les amis ne font pas partie des victimes: ouf.
Mais ils me racontent tous cette semaine cauchemardesque dans la capitale. Et pendant ce temps-là, je commence à lire la une des journaux en ligne et à ouvrir des dizaines d'onglets un peu au hasard. Et puis, je tombe sur un témoignage d'un rescapé de l'attentat du Bataclan que je lis d'une traite, sans interruption: subitement, ces évènements deviennent réels.
J'ai l'impression d'être de retour au 11 septembre 2001. Je me revois revenant du lycée, à scotcher toute la soirée sur le canapé pour essayer de comprendre comment des gens peuvent envoyer des avions dans des tours, et ici, je sens que ça va être exactement pareil. Je n'ai pas envie de revivre ça encore une fois, alors je décide d'éteindre l'ordinateur et d'aller me coucher. Il est déjà 1h30 du matin. J'ai envie de repartir dans la nature: j'étais bien là-bas.