Comme beaucoup d’entre nous, je n’ai pas connu la Seconde Guerre mondiale. J’en ai entendu parler par ceux qui ont vécu les combats sur le front, la détention dans des camps de prisonniers, les bombardements, la clandestinité, la Gestapo, la Résistance. Des amis britanniques m’ont raconté les centaines de morts civils, chaque jour, dans Londres pilonnée en 1940. J’ai le souvenir d’amis dont les parents, allemands, peinaient à décrire Cologne rasée. On m’a rapporté nombre de cas d’exécutions sommaires ou de mitraillage de populations désarmées. J’ai vu les images d’Oradour-sur-Glane. Ma famille a souffert pendant cinq années, comme tant d’autres. Et, depuis 1945, je sais que l’Union européenne vit en paix. Qu’elle s’est même construite sur ce fondement. Que des siècles de guerres intestines ont meurtri des pays aujourd’hui réunis en un ensemble pacifique. Que depuis soixante-dix ans, cas unique dans l’histoire, la paix règne sur ce continent, même si des épisodes guerriers ont éclaté à sa périphérie.
Pendant toutes ses années, je ne me suis pas rendu compte que deux états se superposaient, qu’ils se confondaient au point de ne pas paraître dissociables: la paix et la sécurité. Comment imaginer d’ailleurs que la sécurité n’accompagnerait pas la paix? Certes, les attentats de l’OAS, en Algérie puis en métropole, de 1956 à 1961 au moins, brisèrent cette unité. Mais l’expression «guerre d’Algérie» supprimait toute ambiguïté: impossible alors d’être en guerre, et en sécurité. Depuis lors, la paix et la sécurité sont allées de nouveau de pair.
Et voilà que les attentats du 13 novembre 2015 conduisent les médias et la classe politique à parler d’une véritable guerre, en dépit des réserves de plusieurs pays européens, dont l’Allemagne, l’Italie ou l’Espagne. Il n’est pas question de contester un seul instant la nécessité de combattre jusqu’au bout les terroristes du djihad, ni de regretter leur élimination lors d’affrontements, ni de remettre en cause la lutte implacable contre l’islamisme. Cela suppose-t-il pourtant que nous soyons en guerre?
Guerre des idées
Armes de guerre employées contre des civils sans défense? Oui. Terroristes entraînés sur des champs de batailles, aguerris (vocable qui vient de la guerre)? Oui. Déclarations guerrières? Oui. Attitudes militaires? Oui. Victimes civiles comme dans la majorité des guerres depuis les années 1930? Oui. Immeubles éventrés, habitations détruites, corps mutilés? Oui. Mais guerre? Tout le laisse croire, et pourtant les mots doivent garder leur sens. Sauf si le mot «guerre» est pris dans un sens métaphorique, comme la «Guerre froide», par exemple, ce qui n’est pas le cas. Certes, nos nerfs sont mis à rude épreuve, pour ne pas parler de l’horreur à laquelle nous sommes confrontés, mais c’est précisément le but de cet irréductible ennemi: créer la frayeur, provoquer la haine. L’honorer en lui déclarant la guerre est ce qu’il attend. C’est le reconnaître.
Honorer cet irréductible ennemi en lui déclarant la guerre est ce qu’il attend. C’est le reconnaître
Dans la période actuelle, pensons à cette réflexion de Victor Hugo: «La guerre, c’est la guerre des hommes; la paix, c’est la guerre des idées.» Si les djihado-terroristes sont en guerre contre nous, qu’ils assassinent tout ce qui s’écarte un tant soit peu de leur idéologie mortifère, c’est bien d’abord au niveau des idées. Ils ne peuvent pas supporter la jouissance de la vie qui s’expose devant eux. Tout ce qui a trait au bonheur sur terre leur fait horreur. Ils sont prêts à mourir pour nous empêcher de vivre. Et, comble de malheur, la plupart d’entre eux sont nés français, ont fréquenté des écoles françaises, ont vécu en France. Autrement dit, si nous employons le mot de «guerre», il faudra en plus préciser qu’elle est interne et en partie civile.
En réalité, le terrorisme djihadiste nous démontre que la paix et la sécurité ne sont plus indissociables, ni dans la France d’aujourd’hui ni, d’ailleurs, en Europe et dans le reste du monde. Il ne s’agit pas d’une guerre mondiale, mais de la mondialisation d’une méthode terroriste. Il est donc possible désormais d’être en paix tout en perdant une partie de sa sécurité. C’est ce qui nous arrive. C’est à cette nouvelle situation que nous devons faire face, matériellement et psychologiquement.
Mais la guerre la plus absolue, la plus décisive, reste celle des idées. Elle n’écarte pas évidemment les actions de police et la neutralisation des salauds. Mais elle nous rappelle que nous devons redoubler d’exigence démocratique et collez plus encore à nos valeurs en ne cédant jamais aux injonctions d’une pensée nauséabonde. Alors, nous vaincrons, car, comme le disait mon père en 1938, à propos du nazisme, ce cousin proche du djihadisme, «si la barbarie n'a qu'un moment, les idées que nous défendons sont éternelles».