Quand un événement aussi terrible que celui qui vient de toucher Paris se produit, nous savons tous comment le monde va réagir. Il va y avoir de la consternation, un déluge de solidarité et de sympathie, des discours éloquents et des médias qui s’affolent. Malheureusement, ces réactions familières donnent aux terroristes un peu de ce qu'ils veulent: de l'attention pour leur cause et des cibles qui, involontairement, risquent de les aider à faire avancer leurs objectifs radicaux.
Le plus nécessaire dans de tels moments, ce n'est pas la colère, l'indignation ou des doigts accusateurs, mais une calme détermination, des têtes froides et de la réflexion scrupuleuse. Ce qui s'est passé à Paris est une tragédie sans nom pour les victimes, profondément hostile à tout ce à quoi nous tenons, mais il nous faut réagir avec nos têtes, et pas seulement nos tripes. Tandis que nous réévaluons les dangers et cherchons une réponse efficace, voici cinq leçons à garder à l'esprit.
1.Mettre la menace en perspective
La mort soudaine et violente de 129 innocents dans une ville en état de paix attire invariablement notre attention. Mais un événement comme celui-ci ne peut ébranler les fondations de notre société que si nous le laissons faire. Les morts survenues à Paris le vendredi 13 novembre 2015 sont tragiques, mais ce genre de tragédie pourrait presque sembler anodine face aux carnages et à l'inhumanité que l'Europe a connus entre 1914 et 1918 ou entre 1939 et 1945. Malgré tous ses troubles actuels, l'Europe est aujourd'hui plus riche, plus sûre, plus ouverte, plus égalitaire et plus stable qu'elle n'a pu l'être à n'importe quelle autre époque de son histoire. Et de telles avancées ne doivent pas être abdiquées. Si la France et ses voisins tournent le dos à ce qui a été construit en Europe ces soixante dernières années, c'est une victoire qui fera non seulement la joie des terroristes, mais aussi, et il faut insister sur ce point, qu'ils ne méritent tout simplement pas.
Mais il n'y a aucun moyen de défendre une société contre des extrémistes décidés à mourir pour tuer
Par ailleurs, qu'on se rappelle que d'autres villes et sociétés ayant affronté des épreuves similaires sont aujourd'hui florissantes. New York, Oslo, Londres, Boston, Madrid, Paris, Ankara, entre autres nombreuses villes, ont subi des attaques terroristes des plus dommageables ces dernières années, ce qui n'empêche pas de les visiter et d'y trouver des communautés reconstruites, rétablies et qui vont pour le mieux. Tandis que nous pleurons les morts, nous devrions trouver du réconfort dans ce fait: le terrorisme est l'arme de la faiblesse, et n'a donc qu'un impact matériel limité sur ses cibles. La ville lumière sera encore debout et rayonnera bien après que les commanditaires de ces attentats seront devenus poussière et effacés depuis longtemps des mémoires.
2.Comprendre qu'une sécurité à 100% n'est pas possible
Comme on pouvait s'y attendre, plusieurs pays ont répondu aux attentats en fermant leurs frontières et par l'implémentation d'autres mesures à court terme. Le renforcement des services de renseignement sera aussi évidemment d'actualité. De telles étapes n'ont de sens qu'en ce qu'elles rassurent une population angoissée et permettent de minimiser le nombre d'attentats ultérieurs.
Mais il n'y a aucun moyen de défendre une société contre des extrémistes décidés à mourir pour tuer. Comme j'ai pu longuement l'expliquer, toute société moderne contient un nombre illimité de cibles et nous ne pouvons pas toutes les protéger. Même des régimes forts et autoritaires, comme la Russie et la Chine, ont subi des violences terroristes d'envergure, ce qui signifie que des méthodes relevant d'un État policier plus strict n'élimineront pas le problème. Malheureusement, des événements similaires aux attentats de Paris demeureront un élément récurrent d'une existence au XXIe siècle. Mais, qu'on le répète, il ne s'agit pas d'une menace existentielle.
3.Vaincre l'extrémisme nécessite d'en comprendre les origines
On ne peut espérer minimiser le danger d'un tel extrémisme violent sans comprendre ni reconnaître ses origines. Contrairement aux écrits d'islamophobes contemporains, la violence djihadiste n'est pas intrinsèque à l'islam. Le Coran interdit formellement de s'en prendre à des civils innocents et, à travers le monde, l'extrême majorité des musulmans pieux rejettent totalement ce genre d'actes. Rejeter la faute de ces attentats sur l'islam revient à accuser le christianisme de la tuerie perpétrée par Anders Breivik à Oslo ou le judaïsme de la folie meurtrière de Baruch Goldstein à Hébron.
Prétendre que les actions américaines ou européennes n'ont rien à voir avec ce problème consiste à s'enfourner la tête dans le sable
Le terrorisme djihadiste est davantage un mouvement politique fondé sur l'interprétation étroite et fondamentaliste de l'islam que se fait une minorité d'individus. À bien des égards, l'émergence de groupes comme l’État islamique ou Al-Qaïda est symptomatique de la crise de gouvernance et de légitimité générale qui secoue le monde arabe et musulman. Et c'est aussi une réponse aussi compréhensible que malheureuse à des décennies (si ce n'est des siècles) d'interférence occidentale au Moyen-Orient et, plus précisément, aux politiques ayant coûté la vie à des centaines de milliers de personnes dans la région.
Reconnaître ce fait ne justifie en rien ce qui s'est passé à Paris, et je ne suis certainement pas en train de défendre, d'excuser ou de rationaliser ce qu'ont pu commettre les terroristes vendredi dernier ou ce que d'autres ont pu faire auparavant. En même temps, prétendre que les actions américaines ou européennes n'ont absolument rien à voir avec ce problème consiste à s'enfourner la tête dans le sable et à ignorer l'évidence. Pour ne donner qu'un exemple du rôle de l'Occident dans la création de ce problème: si les États-Unis s'étaient refrénés et n'avaient pas envahi l'Irak en 2003, il est quasiment certain que l’État islamique n'existerait pas aujourd'hui.
Il nous faut regarder les faits dans les yeux: des décennies de politiques américaines et européennes malencontreuses ont généré de la colère et du ressentiment dans le monde arabe et musulman. Parmi ces politiques, on compte les compromissions dégoulinantes de l'Occident avec divers dictateurs arabes, son soutien aveugle des politiques répressives d'Israël envers les Palestiniens et sa propension à bombarder, sanctionner ou envahir des pays du Moyen-Orient dès qu'il lui semble que cela sied à ses intérêts à court terme. Imaginez un peu comment nous réagirions si une puissance étrangère quelconque nous faisait le coup –et qu'elle nous le refaisait plusieurs fois de suite. Sans surprise, parmi ces populations en colère, il y en a quelques-uns –heureusement peu nombreux– pour vouloir se venger contre ce qu'ils estiment être une interférence illégitime et meurtrière. Leur réaction est moralement immonde et ne résoudra rien, mais elle est des plus faciles à comprendre.
Il y a aussi une nouveauté dans l'époque actuelle. Depuis toujours, des grandes puissances ont profité de sociétés plus faibles, mais aujourd'hui, les faibles sont parfois capables de s'en prendre aux grandes puissances. La Grande-Bretagne, la France, la Belgique et d'autres pays ont traité leurs sujets coloniaux avec brutalité, parfois meurtrière, mais les peuples colonisés n'avaient aucun moyen de s'en prendre à leurs maîtres coloniaux une fois en métropole. C'est ce que peuvent faire des groupes comme l’État islamique et Al-Qaïda, qu'importent toutes les précautions que nous pourrons prendre. C'est la nouvelle réalité à laquelle nous avons tant de mal à nous faire.
4.L’État islamique a une stratégie, ne tombez pas dans le panneau
Comme d'autres groupes terroristes, l’État islamique est motivé par son propre mélange de colère, d'idéologie et d'ambition, mais ses actions ne sont pas le symptôme d'une rage aveugle. Comme je l'ai déjà expliqué, et avec moi d'autres experts, l’État islamique fait usage de la violence d'une manière hautement stratégique. En plus des récents attentats d'Ankara et de Beyrouth, et du crash d'un avion de ligne russe bourré de touristes –autant de tragédies attribuées à l’État islamique–, les attentats de Paris semblent la réponse de Daech à ses récentes pertes territoriales et à la mise en place progressive d'une coalition lui étant hostile, coalition dont la France fait partie. Les leaders de l’État islamique cherchent donc à montrer aux pays qui le combattent que cette guerre a un prix.
Si l’État islamique réussit à pousser la France et d'autres pays à occuper une grande partie du Moyen-Orient, son récit gagnera en crédibilité
L’État islamique a aussi une stratégie à long terme. Il espère consolider son contrôle territorial en Syrie et en Irak et ensuite l'étendre à un soi-disant «califat» se déployant sur tout le monde musulman et au-delà. Pour ce faire, ses idéologues cherchent à durcir le conflit entre musulmans et non-musulmans et forcer les indécis (ceux de la «zone grise») à choisir leur camp. Ici, l’État islamique espère provoquer des réactions qui donneront du poids à son récit d'un conflit religieux irréconciliable et attirer davantage de partisans sous sa bannière sanglante. Si l’État islamique réussit à pousser la France et d'autres pays à s'en prendre à leurs citoyens musulmans, et à pousser l'Occident à occuper une nouvelle fois une grande partie du Moyen-Orient, alors son récit fallacieux sur l'antipathie profonde et fondamentale que ressentirait l'Occident face à l'Islam gagnera en crédibilité, idem pour l'image qu'il cultive savamment et qui en fait le plus farouche défenseur de l'islam véritable.
Il nous faut vaincre cette stratégie et la première étape consiste à ne pas tomber dans ce piège évident tendu par l’État islamique. Si nous gobons sa vision d'un conflit culturel, religieux et civilisationnel immuable, il nous sera facile d'agir de manière à faire de cette vision une réalité. Et vu la faiblesse actuelle de l’État islamique, la dernière chose que nous devrions faire est bien d'encourager quiconque à envisager la réalité d'une manière aussi héroïque et myope.
5.Rester calme et continuer à vivre sa vie
Au lendemain d'une telle attaque, la tentation évidente consiste à vouloir mobiliser toutes les ressources possibles pour détruire l’État islamique. La logique est la suivante: si Daech change effectivement de stratégie en passant du local à l'extérieur et organise activement des attentats en Europe et partout ailleurs, alors toutes les cartes doivent être rebattues et toutes les mesures justifiées. Plus précisément, qu'on mette sur pied une «coalition de bonnes volontés» et qu'on envoie une nouvelle force expéditionnaire en Irak et en Syrie afin de tuer le maximum de djihadistes dans l'espoir d'éliminer l’État islamique une bonne fois pour toutes.
Face à ce danger, le seul remède à long terme consiste à restaurer des institutions étatiques plus légitimes et efficaces dans cette région
Certes, ce genre de campagne risque d'affaiblir l’État islamique, l'empêchera de planifier davantage d'attentats et minimisera donc la menace qu'il représente vis-à-vis de l'Occident. Mais rien de tout cela ne résoudra le problème et pourrait même très facilement l'aggraver en fin de compte. Si les États-Unis, la France et leurs alliés organisent à la va-vite une nouvelle croisade au Moyen-Orient, le message général que veut faire passer l’État islamique sera renforcé et davantage de gens verront ces terroristes comme des martyrs héroïques s'opposant aux forces éternellement hostiles de l'Occident. Qui plus est, les forces envahissantes n'atterriront pas sur des régions plus faciles à gouverner ou à pacifier que celles que les États-Unis ont pu connaître quand ils y avaient stationné plus de 150 000 soldats. Même si l’État islamique en vient à être totalement détruit, ses idées resteront puissantes et certains de ses cadres pourront se recycler ailleurs. Si Daech peut disparaître, de nouveaux groupes terroristes auront tout le loisir d'apparaître dans une région aussi turbulente et troublée.
Face à ce danger, le seul remède à long terme –et qu'on se rappelle qu'aucune solution n'est jamais totale– consiste à restaurer des institutions étatiques plus légitimes et efficaces dans cette région. Mais comme nous l'avons tant de fois observé, créer de telles et nécessaires institutions n'est pas quelque chose qu'une armée envahissante peut faire, et surtout pas une armée aussi historiquement souillée que peuvent l'être des forces occidentales. Ce qu'il faut faire, seuls les habitants de ces régions le peuvent. Et c'est pour cela que l'effort principal à déployer contre l’État islamique doit venir d'acteurs locaux, pas de nous. La France (et les États-Unis) doivent rester aussi loin que possible du théâtre des opérations.
Mais si notre passif en la matière et notamment notre réaction après le 11 septembre 2001 peuvent être d'une quelconque indication, nous ferons probablement tout l'inverse.