Depuis les attaques coordonnées qui ont tué 130 personnes, vendredi 13 novembre, à Saint-Denis et dans l'Est parisien, de nombreux articles se sont intéressés à la façon dont les attaques terroristes avaient frappé une certaine population parisienne, jeune et branchée, celle qui fréquente les bars, les restaurants et les salles du concert de ces quartiers. Une population de bobos et d'hipsters, celle du «hipsterland socialiste», selon les mots du magazine américain Fusion, probablement moins diverse que celle rassemblée au Stade de France, où les explosions kamikazes ont fait «seulement» une victime.
Ces attentats ont frappé une génération géographiquement et sociologiquement relativement identifiée, celle qui vit dans les Xe et XIe arrondissements de Paris, qui va voir des concerts dans les salles du quartier, qui sort boire des verres rue Bichat –journalistes, graphistes, salariés de labels musicaux, architectes, professeurs d'université... Cette présentation est vraie; elle est aussi très incomplète. À des noms qui étaient entrés depuis longtemps dans l'histoire de France, qu'elle soit noble (Saint-Denis) ou déjà sanglante (Charonne), il faut en effet en ajouter ici d'autres beaucoup moins connus: Saint-Cyprien, Ville-Houdlémont, Rouxeville...
Car ce qui touche le plus, en compulsant les poignantes biographies des victimes, c'est à quel point, dans un pays aussi habitué à opposer, que ce soit sur le mode de la dérision, de la revanche ou du mépris mutuel, Paris et sa «province», les évènements du 13 novembre, localisés sur quelques kilomètres, ont vu leur onde de choc se diffuser dans l'ensemble des régions de France jusqu'aux plus petits villages (sans oublier, évidemment, les pays étrangers, comme l'atteste le nombre impressionnant d'États qui ont perdu un de leurs ressortissants). Ils nous rappellent que Paris est, en fait, «la plus grande ville de province».
Mise en proximité
Le 18 novembre, François Hollande déclarait, devant l'association des maires de France, que «ces attentats ont ensanglanté Paris et sa banlieue, mais ils concernent tous les Français, où qu’ils vivent sur le territoire, parce que c’est le pays tout entier qui a été attaqué, en raison de ce qu’il représente». Et ils ont aussi touché tous les Français parce que, dans les biographies des victimes, chacun peut, au-delà des étiquettes «génération Bataclan» ou «nos hipsters», trouver écho de la sienne. «Filant comme l’éclair les liens de parenté, amicaux ou professionnels, c’est la France entière qui s’est projetée à l’intérieur du Bataclan, à la terrasse du Carillon ou du Petit Cambodge», écrit ce samedi le Monde, qui a interrogé de nombreux élus locaux.
«La Dordogne n'avait pas besoin de perdre un des siens pour se sentir meurtrie», a écrit Sud-Ouest, comme pour «s'excuser» de donner la «priorité» à un ressortissant de la région. «Des Picards parmi les victimes», écrivait Le Courrier picard dès dimanche. «Attentats: la Bretagne endeuillée», titrait Le Télégramme lundi. «Le Loiret encore endeuillé», s'attristait en écho France 3-Centre Val de Loire.
Nul esprit de clocher dans cette couverture, pourtant, mais au contraire l'indispensable travail de mise en proximité sans lequel une telle catastrophe resterait insaisissable, nous écrasant de l'énormité inconcevable de son bilan chiffré –le sociologue André Gunthert note avec justesse que «réindividualiser les victimes d’un drame collectif est un exercice salutaire, qui remet de l’humanité dans l’atrocité du crime de masse». Le blog Making-of de l'AFP a d'ailleurs salué le rôle majeur qu'a joué la PQR dans le recueil des noms et informations biographiques des 130 victimes.
Des jeunes et des «enfants»
«On se sent dans nos communes rurales peut-être un peu trop à l'abri de ces choses-là. Maintenant, on sait que ça peut frapper n'importe où et n'importe quand. Même quand c'est sur Paris, il y a des locaux qui vivent et travaillent sur Paris et dans d'autres villes», a déclaré à France Bleu Basse-Normandie Rémi Françoise, maire de Vienne-en-Bessin, commune d'origine de Germain Férey, tué au Bataclan. Les victimes des attentats étaient relativement jeunes (leur moyenne d'âge tourne autour de 30-35 ans) mais, à la lecture de leurs nécrologies dans la presse régionale, c'est un autre mot qu'on emploie souvent à leur propos: «enfants».
Enfants du pays, enfants qui y avaient passé leurs jeunes années avec leurs amis, qui aujourd'hui en témoignent, enfants qui y avaient étudié, fait du sport, trouvé leurs premiers petits boulots, enfants qui y avaient passé des vacances quand ils allaient visiter une autre partie de leur famille. Enfants qui y avaient laissé une trace. À Tonnerre, bourgade de 5.000 habitants de l'Yonne qu'on avait vue pour la dernière fois sous la neige dans un film de Guillaume Brac, le maire Dominique Aguilar a rendu hommage à Baptiste Chevreau, mort au Bataclan, en ces mots: «Baptiste a marché dans nos rues, serré nos mains.»
De leur commune natale, les disparus étaient «montés» à Paris pour des études, un stage ou un emploi –sans pour autant, peut-être, se considérer comme des «Parisiens», même après plusieurs années. Certains y étaient restés, dans cette «province», et étaient venus à Paris spécialement pour un week-end entre amis ou un concert. Leurs parents y tiennent encore des commerces, où s'étalent aujourd'hui de tristes pancartes «fermé pour cause de décès», y vendent des fleurs ou des médicaments, y sont impliqués dans la vie associative ou politique.
Des centaines de personnes se sont rassemblées pour leur manifester leur soutien, dans des villages «sous le choc», faisant «bloc» autour d'eux. Au point que, dans ces images de cérémonies du souvenir entre la mairie, l'école primaire et le cimetière autour d'un jeune adulte fauché dans la vingtaine ou trentaine, dans ces récits d'un maire alerté du drame par les autorités et qui doit en informer les parents, passent comme un écho, hélas guerrier, de la France de 1915, non de 2015, celle où l'édile devait prévenir les familles de la mort d'un soldat dont le patronyme allait finir par orner l'un des trente-six mille monuments aux morts... Il est probable que, dans les semaines et les mois à venir, de nombreuses rues, partout en France et pas seulement à Paris, porteront l'un de leurs cent trente noms: en croyant cibler deux arrondissements, Daech a touché cent départements.