Un an après les attentats du 13 novembre 2015 survenus à Paris et Saint-Denis, nous republions ce témoignage.
Comme des claquements qui s’enchaînent. Comme une interminable chaîne de gifles dans un nuage de rock.
Le son s’arrête. Les claques continuent.
Personne ne comprend ce qu’il se passe. Les gens se lèvent sur le balcon.
«C’est dans le show. C’est des tarés.»
L’ingénieur du son devant nous vérifie sa console et finit par allumer la salle.
Les tirs de kalachnikov couvrent les cris.
Les musiciens jettent leurs instruments et fuient la scène.
Les gens s’escaladent, tentant d’atteindre les issues de secours de la fosse, adjacentes à la scène.
Les rafales ne s’interrompent pas mais le rythme ralentit à mesure des recharges.
Les cris ne s’estompent pas. On entend le bruit des pas sur le plateau, puis des corps.
Sur le balcon, nous finissons par nous cacher entre les rangées de sièges.
Chaque levée de tête entraîne des rafales.
M. et moi tentons de nous diriger vers la sortie de droite, en rampant. Beaucoup de gens restent au sol, figés, pétrifiés, cois.
On se parle avec M.. Pour se rassurer, se localiser entre les sièges. Être certains que notre progression soit homogène.
M. appelle le 112, finit par obtenir un interlocuteur qui pose un milliard de questions au milieu des tirs. Ça coupe. Ça lui sauvera la vie.
Arrivés au bout de la rangée, je dis à M.: «On y va, fonce à la porte.»
Cette porte qu’on croit être une issue de secours.
Nous sommes nombreux à arriver à cette porte. Je passe et m’arrête sur le pas. Dans la cohue, je tiens la porte pour essayer d’attraper mon frère. Les gens se jettent les uns sur les autres pour ne pas essuyer les tirs dont on ne sait toujours pas la provenance.
Face-à-face
M. n’est pas là. Accroupi, je reste à la porte, la tenant ouverte, poussant les gens à l’intérieur avec d’autant plus de force que j’espère voir mon frère apparaître parmi eux.
Il n’est pas dans la vague.
Les tirs continuent avec autant d’intensité qu’il y a de cris. C’est-à-dire de moins en moins fréquents, de plus en plus précis. Personne ne parle. Seuls les cris et les balles heurtent le silence.
Mes yeux remontent le couloir de quelques mètres et tombent sur M., tapi derrière un siège, prêt à bondir. Il me dira ensuite qu’un tireur à moins de deux mètres, visant la fosse, se rapprochait de lui dangereusement.
Mes yeux se lèvent un peu plus et voient un assaillant, le fusil en bandoulière.
Au-dessus et dans le dos de mon frère.
Face à moi.
Mon frère entre nous.
J’ai le souffle coupé. Nous allons mourir ici et maintenant.
L’assaillant dit: «Ça va bien se passer, ne vous inquiétez pas.»
Chose surréaliste, le terroriste, sans me mettre en joue, me fait signe de fermer la porte de l’issue de secours devant laquelle je me trouve, sans que je sache s’il est prêt à me laisser partir ou non.
Je me lève dans l’embrasure de la porte et supplie l’assaillant de laisser passer mon frère et son voisin.
Les deux derniers de ce couloir, qui ne voient pas cet homme derrière eux, rampent, sautent, s’acheminent d’une manière aussi peu académique que leur instinct de survie est élevé.
Tout en les laissant passer, il me fait signe de fermer cette porte.
Les tirs continuent. Je ferme la porte derrière mon frère et moi aussi vite que je le peux.
Le toit
Dans la pièce, de trois mètres sur deux, un escalier sans issue, un conduit d’aération à trois ou quatre mètres de haut et une porte sur l’horreur.
Nous la bloquons avec M. avec un extincteur, il cale ses jambes. Et attend que la mort vienne nous frapper.
Je tente le 17 à plusieurs reprises en vain.
Derrière nous, une trentaine de personnes se font une courte échelle élancée et les personnes sur le toit attrapent péniblement les mains moites et apeurées des victimes de l’attaque.
Une à une, les personnes sont évacuées de ce piège à rat. Nous tenons toujours la porte. Cela va faire plusieurs minutes, la panique, la colère, la peur de se faire shooter par-delà la porte.
Il ne reste que cinq ou six personnes. Je prends mon frère de force et le place au milieu de cette courte échelle et lui criant dessus que ça fait bien trop longtemps qu’il tient la porte et que ça ne sert plus à rien. Je suis pétrifié à l’idée de ne pas sortir avec lui, que ce soit indemne, ou les pieds devant.
Il refuse: «Qui va la tenir? Nous sommes entrés les derniers, c’est notre rôle.»
Contexte
Fabrice Colin nous a fait parvenir ce texte écrit vingt-quatre heures après l’attentat du Bataclan par son beau-frère Benoît, qui était présent dans la salle avec son frère. Il nous précise les circonstances de sa rédaction:
«Vendredi, 22h13. Nous sommes à la maison avec des amis. Soudain, le téléphone de ma femme vibre. Sur son écran, un sms de son frère aîné, Benoît. “Je t’aime.” D’abord, ma femme sourit. Puis elle ne sourit plus. C’est ainsi que nous basculons dans l’horreur.
Les heures qui suivent ne sont plus des heures. Le temps se fond en un présent continu, diffracté, saturé de terreur. L’appartement s’est transformé en QG. Les téléphones vibrent et sonnent sans cesse. À la télé, des bandeaux d’informations défilent, le bilan s’alourdit de minute en minute. Nous ne comprenons rien –ou si peu. Bientôt, les enfants arrivent. Nous n’avons pas la force de les renvoyer dans leur chambre. La réalité est ceci: au Bataclan, des terroristes tirent dans la foule. Et les deux frères de ma femme y sont.
Nous les retrouverons peu avant l’aube, hagards, transis, dans le hall de notre immeuble. Miraculés? Il nous faudra longtemps avant de comprendre ce qui s’est réellement passé. À ce jour, nous n’y sommes toujours pas parvenus.
Une fois, dix fois, l’aîné de mes beaux-frères a raconté son histoire, sans changer un détail. Dans la journée de samedi, et parce qu’elle me semblait édifiante à plus d’un titre, je l’ai encouragé à la coucher sur papier.
Écrivain de métier, j’ai toujours voulu croire que la littérature pouvait et devait transcender le réel, articuler ses écarts, dompter sa rudesse. Aujourd’hui, je ne suis plus très sûr. Simplement, il faut dire ce qui s’est passé.»
Noblesse de l’acte ou angoisse paralysante, je ne le lui laisse pas le choix et le positionne pour être dans les prochains à monter. Choqué et ailleurs, il finit par se laisser faire.
Les gars autour comprennent la situation et l’éjectent de cette salle exiguë par cette ouverture qui donne sur le toit.
Une fois en haut, il hurle: «Sortez mon frère.» Je passe après ceux qui ont suivi mon frère.
Sur le toit, on s’enlace. Mais les tirs continuent. Nous ne sommes pas en sécurité.
Nous ne savons rien des assaillants. Leur nombre, leur motivation, leur plan. Il faut bouger.
Nous grimpons sur le toit du Bataclan, glissant dans la nuit.
Une silhouette énorme et rectangulaire nous interpelle avec une voix très grave: «Venez, vous serez en sécurité ici.»
Nous avons un doute, nous hésitons, mais avons-nous réellement le choix?
Nous nous approchons et apercevons une fenêtre ouverte avec un éclairage très faible.
L’attente
Nous entrons chacun notre tour dans une chambre minuscule où deux jeunes filles apeurées nous demandent si nous avons vu leur ami. Nous avançons dans l’appartement, plongé dans le noir, rempli des dizaines de personnes qui étaient montées par ce conduit d’aération.
Nous avons un réflexe idiot mais qui semble nous rassurer: longer les combles de l’appartement pour arriver derrière une cheminée. Il y a déjà quelques personnes. M. se met sous la couette, je me mets à côté de lui, derrière ce mur. À ce moment, nous restons persuadés que les tueurs vont nous suivre pour nous exécuter dans cet appartement qui n’est que le troisième étage du Bataclan.
Vue des toits du Bataclan | Capture d’écran Google Earth
Je commence à envoyer des messages d’amour à mes proches. M. en fait de même. «Je t’aime.» «C’est la merde.»
Les derniers sur le toit entrent et les autres barricadent les points d’entrées avec des pare-à-vent en bois et autres objets disponibles à proximité. S’ensuit une interminable attente. Trois heures parsemées de tirs, d’explosions, d’effritements de mur, de tremblements.
Tout le monde est au sol, portables à la main, tentant de donner des nouvelles. D’autres essayent d’en prendre.
Ma traditionnelle photo que j’avais postée sur Facebook fait l’effet d’une bombe dans mon cercle, sitôt les informations commençant à affluer sur les réseaux sociaux. Je reçois un nombre important d’appels et de SMS. Je ne peux pas répondre à tout le monde.
Ne répondant que par SMS, je finis au bout de deux heures par décrocher. Je chuchote en précisant que nous sommes cachés, en vie. Des amis me donnent en live des informations sur ce qu’il se passe dans la salle selon les journalistes, et dans Paris plus généralement.
Nous apprenons qu’il y a une prise d’otages au Bataclan, qu’il y a eu des explosions au stade de France. Qu’il y a eu des fusillades dans le coin de République. La confusion.
On se passe les informations. Aussi confuses soient-elles données par les chaînes d’info, lamentablement retransmises. Avec beaucoup de contradictions.
«Il faut évacuer.» «S’éloigner des fenêtres.» «Rester sur place. Donner notre position à nos proches pour qu’ils préviennent la police.» «Ne rien partager sur les réseaux sociaux.»
Tout le monde y va de son conseil.
En réalité, personne n’est vraiment seul.
À côté de nous, un homme voit que nous sommes frère. Il nous dit être sans nouvelles de ses deux amis. Il les retrouvera sains et saufs.
Les lumières ne proviennent que de la cinquantaine de smartphones, la plupart avec ce bandeau bleu qui caractérise Facebook ou Twitter. Ma voisine me demande même un chargeur de téléphone. Je lui donne mon ticket de vestiaire. Elle ne rit pas.
Les phases d’attente sont ponctuées par des cris dans les rues. Des coups de feu. Des sirènes. Des lumières gyroscopiques bleues. Des explosions. Des passages de laser rouge dans la pièce, qui nous indiquent le contrôle des snipers sur les toits.
L’attente est aussi rythmée par la lumière automatique des toilettes qui s’allume toutes les minutes, à chaque nouvel entrant, ce qui fait râler tout le monde. De peur d’être repérés, ces mêmes gens qui demandent à être plus discret, portable à la main.
On se tient la main. Humide et serrée. M. cale sa tête dans la couette, sur ma main ou sur l’épaule de son voisin.
Paul, le propriétaire de cet appartement, a la soixantaine fringante. Il nous explique qu’il a un cancer métastasé et qu’il va essayer des chimiothérapies expérimentales.
Il positive. Nous faisons un brin d’humour sur la situation. Mais ça ne prend pas. Les gens sont concentrés pour ne pas céder à la panique.
L’attente est longue et le moindre mouvement est suspect. Toujours cette crainte qu’un ou plusieurs tueurs ne prennent le même chemin que nous et ne fasse un carnage.
Puis, comme un bouquet final de feu d’artifice, ça pète de partout. Les murs tremblent, ça hurle. Des tirs. Espacés mais rythmés. Précis. Des explosions. On espère l’intervention que l’on attend depuis plusieurs heures. Puis plus rien.
Au bout de quelques très longues minutes, nous entendons des pas dans l’escalier. Le Raid. Sur le qui-vive, il redoute que nous soyons aussi une prise d’otages. Il questionne au travers de la porte les premiers interlocuteurs. «Civils.»
Nous sommes civils. Sans entrer, ils nous demandent de nous agenouiller, les mains sur la tête. Ils demandent combien nous sommes. S’il y a des blessés.
Il y en a une. Une Italienne touchée à l’épaule qui était allongée derrière nous. Les gens l’aide à traverser l’appartement pour la rapprocher du Raid.
Après moult prudences et vérifications, un homme entre pour nous expliquer la procédure et notre avenir dans les quelques minutes suivantes. Il appelle le propriétaire et demande à son fils les clés, qu’il ne trouve pas. Ils décident de défoncer la porte pour nous évacuer par le toit, chemin que nous avions emprunté pour entrer.
Au bout d’un long moment, nous sortons un à un, levant nos hauts pour montrer que nous n’avions pas de ceinture d’explosifs. Celles dont, nous l’apprendrons plus tard, étaient dotés les terroristes.
Nous marchons sur ce toit glissant et descendons vers l’étage inférieur.
Les bureaux du Bataclan
Un transat est tapissé de sang. Des débris jonchent le sol.
En deux files, nous attendons pour descendre, passant par la terrasse qui surplombe le panneau lumineux qui annonce les concerts. «Tonight, Eagles of Death Metal.»

La façade du Café du Bataclan et de sa salle de concert, le 14 novembre 2015, au lendemain des attentats | REUTERS/Charles Platiau
Chacun remercie silencieusement, à sa manière, les gars du Raid, qui dégagent une force indescriptible. Je comprends assez vite que sans eux, ce cauchemar ne se serait jamais arrêté.
On se serre avec M., comme si le match avait été dur mais qu’on en sortait vainqueurs. Chimère. Notre pire ennemi est en nous désormais.
Chacun devant une échelle, avec un pompier, nous enjambons la barrière. «Ne regardez pas en bas.» Deux cadavres jonchent le sol, dans la position où ils ont été abattus. Un homme habillé de noir et une jeune fille.
Mes chaussures glissent. Mon esprit vacille. Je réalise.
Jusque-là, je n’étais là que pour mon frère. M’assurer que nous sortions de cette merde.
Toutes ces images qui ne sont pas liées.
Le mouvement de foule de la fosse, les tirs continus, les cris, le terroriste qui me demande de fermer cette porte, la nuit de ce toit, l’appartement bondé, les explosions, le Raid. Ces corps.
Les engrenages s’engagent pour faire tourner la spirale infernale.
Je réalise.
Que nous sommes vivants. Devant une entrée de Bataclan ravagé, amoncelé de cadavres.
Que nous avons échappé à ce à quoi d’autres n’ont pas pu échapper.
Sommes-nous des miraculés ou juste sommes-nous passés au travers de ces épreuves avec le timing parfait?
Impossible de savoir. Pourquoi pas nous?
M. est vivant donc complice. Je suis en sursis, les terroristes viendront finir le boulot.
Choqué et hagard, je demande à un policier comment je pourrai récupérer mes affaires au vestiaire. Le policier m’évacue en me disant que j’ai été chanceux et qu’on se fout de cette valise. Un autre policier nous indique la marche à suivre et le chemin pour être enregistré.
Nous marchons entre des dizaines de membres de la Croix rouge et des policiers qui organisent le quartier. Je tourne la tête au même moment que M. vers une courette avant le point de ralliement, remplis de cadavres et de taches de sang au sol.
L’horreur matérialisée.
Nous arrivons dans cette seconde cour où on nous demande de patienter pour se signaler et déclarer un rapide témoignage. Nous patientons une bonne heure. Il est 2h30. Je pleure.

Nous passons enfin. Nous comprenons alors que le drame du Bataclan est terrible mais la terreur est bien plus grande. Paris a été attaquée. C’est la confusion, le chaos que l’on essaie d’ordonner.
Le policier écoute M. L’entretien, dans un hall d’immeuble, est interrompu par la lumière ou par les interventions de ces collègues. Gradé, il est sollicité en permanence; il a noté mais ne nous a pas écoutés. Nous repartons par là où nous sommes arrivés.
La Croix rouge insiste pour que nous prenions le bus pour la mairie du XIe. Avant de monter dans le bus, je cherche mon ami Gauthier, qui est sur place. En pleine intervention, nous ne nous trouverons jamais. Nous sommes toujours seuls face à ce que venons de vivre.
M. n’a plus de batterie depuis l’appartement. Mon téléphone s’éteint aussitôt rentré dans le bus. Il file dans les rues vides de Paris, sécurisées par les forces de l’ordre.
Nous arrivons, une équipe nous accueille pour nous inscrire et nous accompagner dans la cellule psychologique. Qui n’en a que le nom.
Malgré l’infinie gentillesse et les attentions de chacun des nombreux membres de la Croix rouge ou de la protection civile, personne n’a su nous dire quoi faire dans les prochains jours, nous guider sur les démarches à suivre…
Lorsque nous nous décidons à partir, on nous indique que, malgré le caractère non obligatoire de notre venue, nous devons rester sur place jusqu’à l’autorisation des autorités sur place. Quelques dix minutes s’écoulent. Nous sommes libres.
Nous sortons. M. se bat pour s’enrouler dans sa couverture de survie. Il est transi de froid. Nous prenons l’avenue Ledru-Rollin pour la remonter vers notre point de chute. Ce sont nos dernières centaines de mètres.
Il n’est pas loin de 5h30. On ne rentre pas de soirées saouls, fatigués de godets et le costume sali. Nous venons de vivre l’attentat du Bataclan, un vendredi 13 novembre 2015.