Dans cette période de vague de suicides liés aux conditions de travail, des commentaires malheureux, voire cyniques ont été entendus dans les médias à propos des suicides chez France Télécom. On a parlé de «mode» ou encore de «théorie de l'imitation» pour tenter d'expliquer ce phénomène, comme si le fait de se suicider pouvait s'apparenter à l'achat d'un iPhone.
Les salariés de France Télécom ont été aussi mis en avant, en précisant qu'ils ne supportaient pas le passage d'un statut de fonctionnaire à celui de salarié du secteur privé; laissant par-là entendre la vieille rengaine poujadiste de ces fainéants de fonctionnaires. Pire encore, la sexualité transgenre d'une des salariés a été avancée pour expliquer son acte.
Ces cas de suicide identifiés, parce que commis et répétés dans une grande entreprise, ne sont qu'une partie de l'iceberg. On ne peut pas oublier les autres tentatives de suicide dans les PME, mais aussi les cas d'arrêt maladie et la surconsommation spécifiquement françaises d'anxiolytiques. Cela fait plus de dix ans que les services de santé et les psychologues alertent les directions d'entreprises de la nocivité sociale du management par le stress, poussé par des considérations de productivité financière. Le fait qu'un niveau de stress ou d'anxiété élevé et lié au travail amène à des effets dévastateurs est bien une tendance lourde de nos sociétés actuelles et pas un effet de mode porté par les médias...
Dans ce débat, et paradoxalement à rebours de l'actualité, une négociation entre partenaires sociaux a pris fin le 11 septembre: celle de la réforme de la médecine du travail. Cette négociation, démarrée en janvier 2009, aurait pu passer inaperçue si l'actualité sociale n'avait pas été aussi dramatique.
Ce projet de réforme est inquiétant sur au moins deux points. Les médecins, qui sont des salariés protégés, perdraient ce statut pour devenir des salariés classiques. Pour les salariés qui ne sont pas exposés à des risques spécifiques, les visites médicales en entreprises auraient lieu tous les trois ans au lieu de deux ans aujourd'hui.
Rappelons que la médecine du travail, créée en 1946, est une médecine exclusivement préventive: elle a pour objet d'éviter toute altération de la santé des salariés, du fait de leur travail, notamment en surveillant leur état de santé, les conditions d'hygiène du travail et les risques de contagion. Elle est exercée au sein d'un «service de santé au travail» qui est un lieu unique dans les grandes entreprises ou dans des centres interentreprises, et est obligatoirement organisée, sur le plan matériel et financier, par les employeurs. Il semble qu'aujourd'hui, le payeur veuille devenir le décideur. Pourtant les textes précisent que la médecine du travail bénéficie à tous les salariés, quelle que soit la taille de l'entreprise.
Quant au statut actuel du médecin du travail, il est lié à l'employeur ou au président du service de santé au travail interentreprises, par un contrat de travail écrit, qui en fait un salarié. Mais un salarié au statut particulier, dont un certain nombre de garanties s'attachent à la nomination, au changement de secteur ou d'affectation et au licenciement.
Il est évident que le statut de la médecine du travail doit évoluer. Bon nombre de médecins vont partir à la retraite dans les années qui viennent. Les jeunes médecins ne se bousculent pas pour les remplacer dans cette spécialité souvent peu valorisée et décriée. Il y aurait 600 postes non pourvus aujourd'hui. Leur rôle est pourtant primordial dans une société où les liens collectifs de travail ne cessent de se déliter.
Depuis quelques années, la médecine du travail suit les phénomènes de souffrance psychologique au travail. Dorothée Ramaut avait montré il y a 3 ans dans son journal d'un médecin du travail comment le harcèlement moral dans le secteur de la grande distribution était passé du stade artisanal, celui du petit chef, au stade stratégique et organisationnel.
Pour le moment, les syndicats se laissent le temps d'informer leur base sur ce projet de réforme mais ils en stigmatisent les différents points qui paraissent problématiques: le statut des médecins du travail, les visites médicales espacées, les modalités de financement peu explicites... Les syndicats, un à un, indiquent qu'ils ne signeront pas l'accord; ce qui laisse présager que le projet est mort-né.
Il serait pourtant dommage que le débat sur l'avenir et le rôle de la médecine du travail soit éteint alors qu'au même moment l'on observe que la souffrance au travail entraîne un coût psychologique et humain inacceptable dans des sociétés dites civilisées. Les pouvoirs publics, qui paraissent dans les médias très préoccupés par ces phénomènes, auraient là un bon moyen de s'emparer du débat afin de revaloriser cette spécialité de la médecine dont les fonctions pourraient également s'étendre aux salariés de la fonction publique.
Gilles Pinte
Image de Une: REUTERS/Roby Melville
A lire sur le même sujet: La France malade du dialogue social et Suicides liés au travail: la pression des «évaluations» en question