Grandir sans internet est une situation de plus en plus rare selon l’Insee. En 2012, une étude de l’institut de la statistique dévoilait que 78% des plus de 15 ans avaient un accès à internet et que, dans 97% des cas, il s’agissait d’une connexion haut débit. Pour les plus vieux de la génération Y, les premiers pas sur un réseau se sont faits à l’aide d’un Minitel, qui vivait ces derniers jours de gloire. Pour d’autres, il a fallu attendre l’arrivée du PC et des premiers modems. Pourtant, surfer sur Yahoo, discuter sur MSN ou créer son Skyblog n’a pas été simple pour tous les Y. En particulier pour ceux nés en «zone blanche». Des lieux où l’accès à internet est souvent lent, voire impossible.
Terminer une saison de Walking Dead et ne pas pouvoir télécharger la suivante : Zone blanche je te bannis
— LaLa (@ClaraDellucs) 27 Mai 2015
Tirez une ligne droite de 150 kilomètres vers le sud depuis Paris et vous tomberez non loin de Nevoy. Une commune d’un peu moins de 1.200 habitants proche de la Loire et loin du réseau. Un petit tour sur la page Wikipédia du village ferait presque croire à une mauvaise blague. Même l’encyclopédie ne dispose pas d’image libre de droits pour représenter Nevoy. Comme si le sort s’acharnait. Et apparemment il s’acharne depuis longtemps, confie Thierry Duval, habitant de la commune:
«Il y a l’ADSL à Nevoy mais pas pour tout le monde. Dans le village, il y encore beaucoup de foyers qui n’ont pas d’autres choix que l’internet par satellite. Et ça fait des années que ça dure. Mon ordinateur n’a jamais été connecté.»
Pas internet et très peu de réseau téléphonique. Tout juste assez de temps pour lui demander le numéro de son fils, Jeremy, ancien «jeune» du village maintenant installé à 5 kilomètres de là dans la ville de Gien.
La page Wikipédia de la ville de Nevoy.
Surfer sur le web des autres
Avec internet, il y a une bulle qui éclate. Au début, c’est un peu comme si on nous donnait des superpouvoirs
Jeremy, qui a grandi en zone blanche
Si la maison de ses parents disposait d’un accès à internet haut débit, Jeremy ne l’aurait peut-être pas quittée aussi tôt. Mais, à 22 ans, le moment était venu de trouver son propre chez-soi et, surtout, d’avoir enfin l’ADSL. Aujourd’hui âgé de 25 ans, il se rappelle encore la galère des premières fois sur le réseau:
«À partir de 11 ans, il fallait que j’aille sur internet pour faire des recherches pour des exposés. Mais comme je ne l’avais pas chez moi, je pouvais passer des week-ends entiers à me documenter sur du papier alors que d’autres pouvaient le faire plus efficacement et rapidement en ligne. Je le vivais comme une inégalité.»
Jusqu’à son départ du domicile parental, il a donc surfé sur le web des autres. Au CDI du lycée, chez ses amis ou ses grands-parents. Avec toujours le même sentiment d’injustice. À son installation à Gien, il est passé par une courte période de boulimie numérique. Le temps de connecter console, smartphone et autres appareils pour goûter aux joies de l’ADSL 10 mégas. Son expérience a-t-elle fait de lui un internaute différent?
«Avec internet, il y a une bulle qui éclate. Au début, c’est un peu comme si on nous donnait des superpouvoirs. À présent, je reste assez modéré dans mon utilisation et j’ai gardé beaucoup de goût pour la lecture. Internet, je le vois avant tout comme un outil d’information alternatif et encore libre.»
L’habitude de l’internet lent
Dans la majorité des cas, les zones avec zéro connexion restent rares. Pour la famille Labeye, habitant Cressy-Omencourt, dans la Somme, le réseau est là depuis longtemps. Problème, il est toujours aussi lent. L’abonnement à internet par satellite a quelque peu changé la donne. «Mais on ne regarde toujours pas de film en streaming chez mes parents», résume leur fille de 24 ans, Aude. Une situation qui n’a pas pour autant chamboulé sa jeunesse:
«C’était lent mais, au début des années 2000, le très haut débit n’existait pas encore et l’internet chez mes parents suffisait pour consulter des sites, donc ça ne me dérangeait pas. C’est quand je suis rentrée à l’université que j’ai compris que ça n’avançait pas du tout chez nous.»
Faute de pouvoir réviser avec un débit correct dans son village, Aude a fait l’impasse sur le retour à la maison le week-end à l’approche des partiels. Désormais, elle habite Gisors, à trois quarts d’heure de Paris. Avec l’ADSL, elle utilise Facebook, achète sur les sites de e-commerce et regarde des films en streaming mais ne considère pas avoir vécu de transition numérique:
«Ce n’est pas comme si j’avais grandi dans un endroit où il n’y avait pas internet du tout. Par contre, maintenant, on regarde beaucoup plus de vidéos et de films en ligne et ce serait vraiment problématique si j’habitais encore chez mes parents.»
Constat similaire pour Clémence, 26 ans, qui a connu la même situation 600 kilomètres plus au sud, à Faux-la-Montagne, près de Limoges. Contrairement à Aude, elle est revenue dans son village natal après des arrêts à Paris et Lyon. Comme Aude, elle a l’impression «d’avoir évolué sur internet comme les autres»:
Découvrir un outil aussi fabuleux nécessite une certaine maturité pour ne pas s’y perdre
Anthony, développeur
«Les jours où je n’allume pas mon ordinateur sont rares. J’envoie beaucoup d’emails et je regarde des films en ligne. En revanche, les réseaux sociaux ne m’intéressent pas trop. Mais je pense que ça dépend aussi des environnements culturels et sociaux dans lesquels on grandit.»
«Internet a changé ma vie»
«Je n’avais pas internet avant mes 18 ans.» Cette phrase, c’est Anthony qui l’a écrite dans un article sur son blog en 2013. Aujourd’hui développeur dans une start-up, il confirme faire partie des enfants du numérique qui ont grandi à l’écart d’internet. En cause, son village d’origine, Marthod, niché dans les montagnes de Haute-Savoie. Un lieu souvent enneigé et assez peu propice au réseau avec ses coupures de courant et ses lignes téléphoniques en rade.
Le jour où internet a réussi à grimper jusqu’à Marthod, c’est son père qui a dit non. Résultat, Anthony utilisait son ordinateur pour programmer, jouer aux jeux vidéo mais n’allait jamais sur le web. Avec le recul, il considère cette situation comme une chance:
«Ça va peut-être vous surprendre mais je remercie mon père de ne pas avoir mis internet chez moi avant mes 18 ans. Car découvrir un outil aussi fabuleux nécessite une certaine maturité pour ne pas s’y perdre. Mon expérience me permet d’ignorer les parties sombres et d’apprécier à leur juste valeur les parties intéressantes.»
À 25 ans, Anthony a tout de l’internaute constamment collé à l’écran. Il fréquente beaucoup Twitter et Facebook et a l’habitude de consulter des forums dédiés à la programmation informatique. Il a internet sur son mobile et vit en face d’un serveur d’Orange à Annecy. Les problèmes de connexion, c’est fini:
«Internet a vraiment changé ma vie. Ça m’a permis d’apprendre mon métier, de vivre mes passions et de les partager. Ça m’a ouvert l’esprit, je suis plus tolérant qu’avant et j’accepte mieux les critiques. Internet, pour moi, c’est une zone neutre, sans gouvernement, sans frontière ni limite qui n’est que ce que l’on décide d’en faire.»