Culture

«Francofonia»: le mystère en éclats du Louvre sous l'Occupation

Temps de lecture : 4 min

Le cinéaste russe Alexandre Sokourov interroge le rapport entre l'art, le musée et la nation dans un film patchwork passionnant.

© Sophie Dulac Distribution
© Sophie Dulac Distribution

Aujourd’hui, en haute mer et dans les tempêtes, c’est là que ça commence. Quoi, un film sur le Louvre sous l’Occupation? Oui. Ainsi crée Alexandre Sokourov (Mère et fils, L'Arche russe, Faust), historien démiurge et poète de l’archive. Ainsi naît sous les yeux du spectateur d’abord désorienté, puis, s’il accepte de s’y laisser entrainer, à la fois fasciné et stimulé, l’assemblage d’images d’époque, de reconstitution précise, de métaphores visuelles, de saynètes imaginaires. C’est qu’en réinventant, à partir d’une scrupuleuse recherche de documentation, l’extraordinaire aventure qui se joua autour du Louvre dans Paris occupé, le cinéaste explore en même temps une question bien plus ample et bien plus mystérieuse.


L’aventure, ce fut celle du sauvetage des chefs-d’œuvre du Louvre devant l’avancée des armées nazies, et de leur préservation face à l’appétit des dignitaires du régime hitlérien, Göring au premier chef. L’aventure, ce fut l’étrange et complexe relation entre le directeur du Louvre, Jacques Jaujard, et le comte Franz Wolff-Metternich, patron de la commission «pour la protection des œuvres d’art en France». C’est-à-dire entre un pur produit de la Troisième République voué à l’intérêt collectif et un aristocrate prussien qui, ensemble, déjouèrent les visées prédatrices de la haute hiérarchie du Reich.

La «communauté imaginée»

La question sous-jacente, difficile à énoncer, pourrait se formuler ainsi: comment et pourquoi, s’il existe quelque chose de noble et de durable qui mérité le nom de nation, celle-ci s’incarne-t-elle dans un ensemble d’œuvres, et un lieu conçu pour les accueillir? Exemplairement, le Louvre et ses trésors. On aura reconnu une variation de la recherche menée par Sokourov au musée de l’Ermitage avec L’Arche russe il y a douze ans.

Sokourov assemble des éléments visuels et sonores très hétérogènes

Mais, pour de multiples raisons qui tiennent notamment au rapport éperdument passionnel du réalisateur à sa propre patrie, ce qui était alors totalement centré sur la question russe devient, au-delà de la France et du Louvre, une question beaucoup plus générale, et bien plus passionnante. Une question qui interroge, sans réponse préconçue, ce qui fait sens pour une collectivité, y compris dont la majorité des membres ignore tout ou partie de ce patrimoine, une question qui relie la notion de «communauté imaginée» proposée par l’historien et politologue Benedict Anderson à celle des enjeux de la culture, thème pas du tout superflu par les temps qui courent. Une question posée à la fois dans le contexte contemporain et au plus fort de la pire crise qu’ait connu l’Europe depuis un siècle, la domination nazie sur la quasi-totalité du continent.

La force de l'interprétation

Pour prendre en charge un enjeu si complexe, Soukourov choisit un procédé diamétralement opposé à celui de L’Arche russe, qui marqua les esprits surtout par le tour de force d’un long métrage en un plan unique parcourant les salles du musée de Saint-Petersbourg. Francofonia est à l’inverse composite à l’extrême. Le résultat est infiniment plus convaincant, même si de prime abord il déroute. Avec une virtuosité de compositeur prodige, Sokourov assemble des éléments visuels et sonores très hétérogènes, qu’il s’agisse de leurs sources, des matières d’images, de la nature des sons et des paroles, sons et paroles rendus visibles par l’inscription à même l’écran de la piste sonore, du recours explicite à des trucages, de l’apparition de figures historico-mythologiques comme Marianne ou Napoléon.

Parmi les différents types de procédés cinématographiques, hommage particulier doit être rendu à ce que font les deux acteurs principaux des parties reconstituées, Louis-Do de Lencquesaing et Benjamin Utzerath. Le risque était énorme de se retrouver dans une situation de téléfilm historique mimant les actes et les motivations du passé comme 100.000 mauvaises productions nous y ont habitué. Il faut une extrême finesse pour au contraire, d’un geste et d’un silence, laisser percevoir les tensions, le courage, la perplexité insondable aussi devant des difficultés énormes, au sein desquelles se débattent, chacun à sa place et selon ses conceptions du monde, le strict et fort peu glamour serviteur du bien commun et l’officier allemand.

Le beau bricolé

Il est d’ailleurs possible qu’il y ait quelqu’excès à dire que Sokourov a choisi cette forme composite, instable. Le soupçon ne disparaîtra jamais qu’il ait en permanence inventé et bricolé cet assemblage. Loin d’être un défaut, un manque, cela participe du mouvement même de l’affrontement avec quoi le film se confronte, d’une tentative toujours en acte, inachevé si on veut, mais au sens où un mouvement se prolonge au-delà de ce qu’on en voit, où une musique résonne encore quand les instruments se sont tus.

Les scènes à bord du porte-containers affrontant les vagues de la Baltique participent de cette mise en risque qui travaille tout le film, en décuple la force d’interrogation, aussi bien pour imaginer les Rembrandt et les Véronèse dans le précaire abri des caves d’un château de la Loire que pour interroger le sens politique, aujourd’hui, d’un rapport à l’art. Et puis… et puis c’est beau.

Francofonia

d’Alexandre Sokhourov, avec Louis-Do de Lencquesaing, Benjamin Utzerath. Durée: 1h28. Sortie: 11 novembre.

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