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Ironie de l’histoire: le tourisme au Sinaï est né après une vague d’attentats

Temps de lecture : 3 min

Dans les années 1990, le littoral de la mer Rouge ne figurait pas sur la carte touristique de l’Égypte. Le tourisme balnéaire de masse ne s’y est développé qu’après des attaques terroristes dans la vallée du Nil.

Un complexe hôtelier de la ville de Dahab, dans le Sinaï, en 2006 | REUTERS/Aleksander Rabij
Un complexe hôtelier de la ville de Dahab, dans le Sinaï, en 2006 | REUTERS/Aleksander Rabij

Cela ressemble à l’un de ces moments où l’histoire se mange la queue. Le Sinaï, et ses plages paradisiaques qui s’étendent sur son littoral sud sur les bords de la mer Rouge, n’était encore qu’un morceau de désert peu accueillant pour les touristes à la fin des années 1990. C’était juste avant que l’État égyptien ne décide d’y développer massivement une activité touristique balnéaire et de luxe, à une période où les attaques terroristes prenaient pour cible les touristes étrangers dans la vallée du Nil. Aujourd’hui, après l’explosion en plein vol d’un appareil de la compagnie russe Metrojet, à priori à cause d’une bombe introduite avant le décollage par Daech, et la mort de ses 224 passagers, c’est l’industrie touristique du Sinaï qui est à son tour menacée de faillite.

À la fin du XXe siècle, l’Égypte était déjà un pays prisé des touristes pour ses pyramides et ses temples de la vallée du Nil. Plusieurs facteurs vont alors contribuer à «une complète inversion de l’ancienne carte touristique de l’Égypte», comme l’écrivait la chercheuse Leïla Vignal dans la revue universitaire de l’European Journal of Geography en 2010, avec un relatif délaissement de la Haute-Égypte et un fort développement des littoraux.

D’abord, le Sinaï, qui était occupé par Israël jusqu’en 1979, date à laquelle il était un territoire quasiment vierge de toute infrastructure touristique, profite de la libéralisation du secteur touristique décidée par l’État. «Le rapide développement de l’industrie hôtelière égyptienne est d’abord permis grâce à l’ouverture du secteur aux investisseurs privés, après des décennies d’un étroit contrôle gouvernemental», souligne Leïla Vignal.

L’ombre de l’attaque de Louxor

Avec ce boom, l’Égypte bascule dans l’ère du tourisme de masse. De 2 à 3 millions de visiteurs annuels à la fin des années 1990, le pays accueille vingt années plus tard plus de 10 millions de touristes annuels, une barre symbolique dépassée en 2007, selon les chiffres de la Banque mondiale. En 2008, 12,8 millions d’étrangers se rendent en Égypte, principalement dans les stations balnéaires qui peuplent désormais le Sinaï, et à une échelle moindre sur la côte méditerranéenne. Cette même année, selon l’European Journal of Geography, deux tiers des hôtels égyptiens étaient concentrés dans le Sinaï et le long des côtes de la mer Rouge.

Mais l’industrie touristique égyptienne ne s’est pas seulement déportée vers le Sinaï pour une question économique. À la fin des années 1990, la vallée du Nil est frappée par une vague d’attaques terroristes qui visent les touristes occidentaux. Le 17 novembre 1997, six hommes armés de l’organisation terroriste islamiste al-Gama’a al-Islamiyya ouvrent le feu sur des touristes sur le site archéologique de Deir el-Bahari, à proximité de Louxor. Bilan: soixante-deux morts, dont cinquante-huit touristes étrangers. C’est le coup le plus sanglant porté à l’industrie touristique de la région.

«Le tourisme est notre vie, nous mourrons si les touristes arrêtent de venir», confiaient des habitants de Louxor à une journaliste de la BBC, en 1997. Selon le Moshe Dashan Center, laboratoire de recherche de l’université de Tel Aviv sur le Moyen-Orient, les recettes touristiques de l’Égypte avaient légèrement diminué en 1997 et 1998 après l’attaque de Louxor. L’année précédente, le 28 avril 1996, des terroristes de la même organisation avaient tué dix-huit touristes grecs dans l’Europa Hotel du Caire.

Sur Twitter, la journaliste Claude Guibal, ancienne correspondante en Égypte pour Radio France et co-auteure de L’Égypte de Tahrir (Seuil), a décrit comment cette vague de terreur a poussé l’État égyptien à se tourner vers le Sinaï.

Mais le boom de l’industrie touristique a aussi phagocyté l’économique égyptienne, qui en est aujourd’hui grandement dépendante, au même titre que les monarchies du Golfe ne peuvant pas se passer du pétrole. «L’une des questions qui se pose est la durabilité de l’exploitation touristique dans les régions côtières. La croissance de ces territoires est liée à des acteurs extérieurs (touristes, investisseurs...) et peut être menacée par une conjoncture internationale ou régionale défavorable», analysait en 2010 l’European Journal of Geography.

L’Égypte dépendait aussi de plus en plus des touristes russes, qui venaient toujours plus nombreux bronzer sur les plages de la mer Rouge. Trois millions d’entre eux avaient visité le pays en 2014, soit un touriste sur cinq, selon les chiffres du ministère du Tourisme. Après le Printemps arabe et l’instabilité politique qui a suivi, l’arrivée des Russes avait représenté une manne providentielle pour combler la désaffection des touristes occidentaux. De 14 millions en 2010, le nombre de visiteurs étrangers avait ainsi chuté à 9 millions en 2013. Un fort recul de l’activité touristique qui avait déjà frappé l’économie du Sinaï de plein fouet. Une faiblesse qu’a probablement exploitée Dach –si la piste terroriste se confirme concernant l’explosion de l’avion russe dans le ciel égyptien.

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