France

La kebabisation malheureuse, ou la version gastronomique du «Grand remplacement»

Temps de lecture : 4 min

Pourquoi la récente controverse ouverte par Robert Ménard est tout sauf anecdotique.

Star Kebab / Cha già José via Flickr CC License By
Star Kebab / Cha già José via Flickr CC License By

Faut-il se résoudre à voir le kebab s’inviter de plus en plus fréquemment dans les rubriques «Politique» des médias français? Les récents propos du maire de Béziers Robert Ménard, qui souhaiterait interdire l’ouverture de nouveaux restaurants de kebabs dans le centre-ville de sa commune, où ils sont une vingtaine, au prétexte qu’ils ne sont pas «judéo-chrétiens», ne sont que le dernier épisode d’une controverse à la croisée des questions d’immigration, d’urbanisme, de gastronomie et d’identité nationale, abondamment alimentée par l’extrême droite depuis quelques années.

A l’approche des municipales de 2014, un reportage de Rue89 montrait que le sujet de la «kébabisation», néologisme introduit par l’extrême droite, était devenu un axe de campagne, en particulier dans les villes du sud de la France qui ont connu une importante immigration. Le candidat frontiste à Perpignan, Louis Aliot, l’évoquait par exemple dans des tracts. Après les élections, la controverse du kebab a rebondi à Blois à la fin de l’année dernière, le centre-ville historique de la commune étant particulièrement bien doté en la matière.

On pouvait alors lire sur le site du FN du Loir-et-Cher:

«A vrai dire, on est en droit de se demander, dans une ville située au coeur de la Vallée de la Loire et classée au “patrimoine mondial de l’humanité”, si cette prolifération d’enseignes exotiques correspond à l’image qu’en attendent les touristes, venus découvrir notre terroir.»

Le texte se «demandait» également si la prolifération de ces restaurants ne cachait pas un objectif de blanchiment d’argent sale. Le phénomène est si peu anecdotique, en vérité, que le prestigieux New York Times lui-même a consacré un reportage à la «kebabophobie» de l’extrême droite française l’année dernière. «La “kebabophobie” est d’abord apparue en France dans des blogs de militants d’extrême droite en 2013 avant de s’inviter dans les campagnes électorales locales et européennes du printemps dernier», expliquait le quotidien. L’hebdomadaire de la communauté franco-turque Zaman s’inquiétait du fait que «le FN embroche le kebab» dans ses argumentaires politiques, notant que «dans un pays où l'identité nationale est étroitement liée à sa cuisine, l'extrême-droite a pris les kebabs en grippe, comme preuve d'une “islamisation” culturelle».

Comme le commerce de kebabs est historiquement et culturellement lié aux Turcs et non aux immigrés maghrébins (qui en sont rapidement devenu consommateurs), alors que c’est plutôt sur les seconds que se concentrent en général les dénonciations de l’extrême droite, les militants ont contourné cette question de l’origine nationale pour englober dans leur discours le dénominateur culturel commun de ces différentes aires géographiques: l’islam. On parlera donc plus volontiers de la présence de ces fast-food moyen-orientaux comme d’un signe d’«islamisation» de la France que, par exemple, d’arabisation.

La kebabisation, révélateur d’angoisse identitaire

La kebabisation est un trouble anxieux qui prêterait à rire, sorte d’équivalent gastronomique du «Grand remplacement» démographique. Elle est d’ailleurs tournée en ridicule et prise de haut par les faiseurs d’opinion sur Internet, qui balayent les arguments avancés de traits d’humour ironiques. Est donc revécue à l’identique la manière dont l’implantation de commerces halal s’est invitée dans la campagne présidentielle de 2012: aux fantasmes des uns répondait l’indifférence des autres pour un soi-disant non-sujet de campagne. On pourrait plutôt tenter d'analyser ces peurs et insécurités qui se multiplient, gagnent de l'audience au-delà des sites et responsables issus de l'extrême droite, et se voient confortées au moindre signe dans l'espace public, comme cet innocent kebab.

Les questions d'alimentation ne sauraient être prises à la légère. Elles sont liées à la cohésion sociale, puisqu’on s’alimente souvent dans un cadre collectif, qu’il soit professionnel, familial, scolaire, amical, etc. Et la spécialisation des préférences alimentaires n’est pas limitée aux prescriptions religieuses (casher, halal): de plus en plus, des mouvements politiques et écologiques (végétarianisme) ou sanitaires (le sans gluten) les inspirent.

Si les arguments avancés ne sont pas les mêmes, les politiques d’aménagement de municipalités qui préemptent des locaux pour favoriser le commerce de proximité aboutissent pourtant à des résultats non moins drastiques en terme d'homogénéité commerciale que ceux dont rêve le maire de Béziers. En écho aux inquiétudes que semblent susciter l’implantation de kebabs dans des villes où le vote FN est important, on s’était ici même moqué de la foodtruckisation rampante des centre-villes des métropoles, dont la spécialisation culinaire sur un haut de gamme sain et recherché est le pendant bourgeois de la diversité culturelle des fast-foods des zones plus modestes (asiatique, turc, indien, etc.) Le FN s’inquiète des kebabs turcs qui prennent la place des commerces tradis, mais qu’arrivera-t-il aux traditionnels camions-pizzas, aux jambon-beurre des bistrots et aussi à nos kebabs, qui sont en voie d'être ringardisés par une nouvelle vague plus sophistiquée et décalée de la restauration ambulante? (Lire aussi cet «éloge du kebab»).

Intégration économique et reconversion

Il existe évidemment des liens entre flux migratoires, évolution de la population et implantation de certains types de restauration. Arrivé dans les années 1970 en Allemagne, grâce à un certain Mehmet Aygün selon la légende, le kebab s’est développé en France dans la décennie suivante «en même temps que la désindustrialisation des territoires», notait dans Le Monde Pierre Raffard, géographe de l’alimentation, qui expliquait que nombre de travailleurs immigrés turcs alors sans emploi «ont décidé d'investir dans ces petits restaurants qui ne demandaient pas de connaissances particulières en cuisine et qui, dans les années 1980, n'obéissaient pas à des normes d'hygiène très contraignantes».

Il assurerait aussi selon l’expert une fonction d’intégration économique des immigrés les plus récemment arrivés, qui suivent un parcours de formation, du nettoyage du restaurant jusqu’au maniement de la célèbre broche verticale tournante. Ce déni de la fonction économique du kebab, vu exclusivement sous le prisme (de l’invasion) communautaire, constitue «un contraste fort avec l'Allemagne, où les döner kebab sont vus comme un symbole positif de l'intégration turque au sein de la société», note encore le magazine Zaman qui rappelle que «la chancelière allemande, Angela Merkel, a été photographiée plusieurs fois en train de trancher un döner», alors que l’ancien leader travailliste britannique Ed Miliband a publié une lettre d’encouragement et de remerciements aux intéressés sur le site… British Kebab, parlant du «dur travail» et du «dévouement» des restaurateurs et employés de la filière. L’emblématique chef cuisinier (et de file) de la street food parisienne Thierry Marx, qui s’est emparé de cette spécialité, ne disait d’ailleurs pas autre chose dans l’article du New York Times, évoquant «un moteur d’intégration».

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