Parents & enfants

Les enseignants ont kidnappé le débat sur le harcèlement à l'école

Temps de lecture : 8 min

Ceux qui dénoncent le clip de prévention produit par l'Éducation nationale, jugé «caricatural et méprisant», sont hors sujet.

Image extraite du clip «#NonAuHarcèlement — Le harcèlement, si on n'en parle pas, ça ne s'arrête pas»
Image extraite du clip «#NonAuHarcèlement — Le harcèlement, si on n'en parle pas, ça ne s'arrête pas»

C'est l'histoire d'un rapt. Le 2 novembre, le ministère de l'Education nationale a rendu public le clip de prévention contre le harcèlement scolaire coproduit par Mélissa Theuriau. Presque aussitôt, des profs (et non pas «les profs», comme on l'a lu et entendu) ont manifesté leur mécontentement en dénonçant une «vidéo caricaturale et méprisante». Ils ont surtout, à gros coups de communiqués rageurs publiés par des syndicats pourtant souvent désaccordés, réussi à détourner les projecteurs du sujet principal (la souffrance des enfants harcelés) pour les braquer vers leur propre cause: le supplice enduré par des enseignants se sentant stigmatisés par une vidéo d'une minute qui ne s'adresse même pas à eux. Ces derniers ont purement et simplement kidnappé un sujet ô combien grave et ont exigé, en guise de rançon, le retrait de la vidéo.

C'est le premier problème de cette réaction. Et il y en a bien d'autres.

La complainte des syndicats d'enseignants ou d'inspecteurs et des profs qui se sont exprimés de façon autonome a presque entièrement phagocyté la question. Il suffit de faire une simple recherche avec les termes «harcèlement scolaire» sur Google pour constater que c'est bien la colère des enseignants qui est majoritairement interrogée et relatée, et non pas le fond même de la campagne. Ce qui devait être la première journée contre le harcèlement à l'école est devenue la journée de la colère des enseignants, qui ont par ailleurs des moyens de communication que les enfants victimes n'ont pas et tant d'autres occasions d'exprimer leurs griefs, alors même que depuis des années, les victimes, leurs parents, les associations réclament à cors et à cris la fin de l'omerta sur la question.


Entendons-nous bien, les enseignants qui se sont sentis insultés ont le droit le plus strict d'exprimer leur agacement, mais qu'il ne fassent pas semblant d'ignorer que leur bronca allait éclipser le sujet principal. Difficile aussi, même si certains s'en sont défendus, de ne pas y voir une forme de nombrilisme. C'est peu de dire que les enfants victime de harcèlement sont, de facto, condamnés au silence. C'est l'objectif même de cette campagne. Le message qui leur était adressé était «Parlez», or, ce ne sont pas les victimes de harcèlement auxquels les micros ont été tendus, mais à certains enseignants, qui comme Mélissa Theuriau l'a justement fait remarquer, ont fait preuve d'une mauvaise foi inouïe, doublée d'une vraie forme de déni.

Allégorie

Ce que semblent avoir oublié les profs qui s’insurgent contre ce spot, c’est son caractère allégorique. Quand l’enseignante qui a terminé d’écrire au tableau se retourne enfin vers la classe et qu’elle demande «Baptiste, t’es avec nous?» à l’élève recouvert de projectiles, il faut bien comprendre que dans la réalité, les boulettes de papier et les instruments de géométrie ne restent pas réellement collés sur les victimes, aussi surprenant que cela puisse paraître. En revanche, et c’est l’intelligence de ce spot, on peut interpréter ce moment de plusieurs façons: soit l’enseignante ne s’est rendue compte de rien et exige de l’élève qu’il reste concentré alors que celui-ci est à mille lieues de pouvoir se focaliser sur le cours, soit elle est parfaitement consciente du problème mais choisit de faire abstraction du problème pour pouvoir poursuivre sa leçon au lieu d’avoir un problème épineux à gérer.

Parce qu’il est allégorique, le spot ne pointe pas l’incompétence
des enseignants

Parce qu’en réalité, c’est bien ce qui se produit. Même pour les profs les plus attentifs, certaines situations insidieuses sont bien difficiles à repérer (et personne ne peut les blâmer pour ça, si ce n’est eux-mêmes). Quant aux autres, ceux pour qui l’important est d’avoir fini le programme dans les temps et qui préfèrent jouer les aveugles parce que c’est bien plus simple, ils sont hélas extrêmement nombreux. En salle des profs, lorsque sont signalés des incidents pouvant relever du harcèlement, la diversité des réactions est toujours hallucinante. Il y a ceux qui en rient («Ils sont jeunes, ils s’amusent, pas la peine de surinterpréter») et ceux qui affirment n’avoir rien remarqué (soit parce qu’ils n’ont effectivement rien remarqué, soit parce qu’ils s’en contrefoutent).

Parce qu’il est allégorique, le spot ne pointe pas l’incompétence des enseignants. Les situations sont trop variées pour ça. Ce qui est problématique, c’est que ceux qu’on entend actuellement élever la voix et demander son retrait ne semblent y voir qu’un procès à l’encontre des membres de l’Éducation nationale. C’est non seulement faux, mais aussi et surtout très inquiétant: personne ne semble voir que le coeur du problème, c’est cet élève qui souffre parce qu’il est la tête de turc de ses camarades, non seulement en classe, mais aussi très probablement en dehors. Pour les élèves harcelés, la cour de récréation et les rues qui jouxtent les établissements sont très souvent le théâtre d’autres formes de harcèlement, sans parler du cyber-harcèlement, qui rend la porte du domicile perméable aux attaques. Avec les réseaux sociaux, le harcèlement peut réellement durer du matin au soir, ne laissant aucun répit aux victimes.

Encore une fois, personne ne reproche aux profs de ne rien voir, déjà parce que la plupart du temps, ils ne sont pas présents quand les événements se produisent. En revanche, oui, on peut leur reprocher de ne pas faire l’effort d’observer et analyser les situations, de ne pas transmettre les informations dont ils pourraient disposer, de ne pas essayer de parler avec les élèves concernés pour comprendre comment aider. Puisqu’un élève de collège sur dix est victime de harcèlement scolaire, il y en a forcément dans tous les établissements et dans toutes les classes, ou presque.

Double peine

Par ailleurs, puisque quand on parle de harcèlement, il s'agit désormais plus que jamais de nommer les choses, ne sombrons pas dans l'angélisme. Oui, il y a des enseignants qui, par leur attitude, constituent une double peine pour l'enfant harcelé. Et oui, ils ne représentent certainement pas la majorité, mais ces enseignants tacitement complices des harceleurs existent. Dans cet article, deux cas différents de harcèlement été évoquées, mais dans les deux cas l'équipe pédagogique s'est révélée inefficace voire sciemment distante. Y était évoqué le cas d'un directeur qui convoque une enfant harcelée pour lui dire «d'arrêter de raconter à ses parents ce qu’il se passe à l’école parce que cette mère quand même, "elle aime bien faire des histoires pour pas grand-chose"». Et celui d'une maîtresse, qui, quand lui ont été rapportés les insultes et coups dont une fillette a été victime, a immédiatement déclaré que sa classe était composée de «petits anges incapables d'avoir de tels comportements».

Sur Twitter, en réaction à cette bronca d'enseignants, nombreuses sont les ex-victimes qui racontent que malgré la violence et l'aspect parfaitement visible du harcèlement subi, leurs enseignants se sont montrés parfaitement indifférents à leur sort.

Ici, une ex-victime de harcèlement racontait comment elle se faisait déshabiller au fond de la classe «pendant que son prof d'histoire récitait son cours sans sourciller» et que le jour où des élèves lui ont entaillé le bras avec un compas, sa prof de français l'a gratifiée d'un «Oh ça va, c’est rien, ça te fera un souvenir».

Nier la souffrance des victimes et de leurs proches

Il est tout a fait audible que les enseignants qui, eux, ont eux des comportements différents, ne veuillent pas prendre pour les autres et subir un amalgame, mais nier, en tant que prof, le fait que certains profs sont capables d'être en dessous de tout quand ils sont confrontés à des violences scolaires, c'est aussi nier la souffrance des victimes et de leurs proches.

Image extraite du clip «#NonAuHarcèlement — Le harcèlement, si on n'en parle pas, ça ne s'arrête pas»

Nora Fraisse, dont la fille Marion s'est suicidée à l'âge de 13 ans, après avoir subi un harcèlement odieux et continu, a parfaitement décrit dans son livre l'inertie des encadrants et «un personnel fuyant». Ne lui faisons pas l'affront de faire semblant de croire que les enseignants n'ont rien a voir avec tout cela.

Et quand bien même le monde entier reprocherait ouvertement aux enseignants d’être impuissants et incompétents face aux situations de harcèlement qui se jouent devant eux ou dans leur dos au quotidien, est-ce que ce serait si grave par rapport à la souffrance de ces ados qui finissent généralement par rater leur scolarité, développent des angoisses qu’ils traîneront avec eux toute leur vie, voire en viennent à penser au suicide pour se défaire enfin de tout ça? Ce «On n’est pas tous comme ça» répété en boucle est particulièrement agaçant: non seulement il ne résout rien, mais il montre en plus que les profs n’ont rien compris au problème (et à la thématique du spot). Car voyez-vous, la victime de harcèlement se fiche éperdument de savoir si tous les profs sont comme ça: elle veut juste s’en sortir (dans le meilleur des cas) ou mourir (dans le pire).

«Et vous, vous faites quoi contre le harcèlement?»

On peut discuter les qualités esthétiques du spot, ou contester son efficacité, mais il n’a en revanche rien de choquant. Il s’agirait même d’aller plus loin, quitte à scandaliser l’ensemble des enseignants de l’hexagone, pour qui le harcèlement est une chose horrible puisqu’il nuit à leur image (pauvres bichons). Si Mélissa Theuriau veut poursuivre son action, on lui conseille de s’adresser directement aux profs dans son prochain spot. Le slogan pourrait être «Et vous, vous faites quoi contre le harcèlement?».

Parce que la réponse actuelle, dans la majorité des cas, c’est: rien. Absolument rien. Les campagnes sont toujours tournées vers les élèves, et leur font notamment comprendre qu’être un témoin muet, c’est être coupable à sa façon. Le même genre de campagne pourrait s’adresser aux profs, de ceux qui vannent chaque jour l’élève sans répartie (qui est généralement l’élève dans la plus grande situation de mal-être) à ceux qui se lavent totalement les mains de ce qui peut se passer hors de leur salle de classe. On sait bien ce que provoquerait un tel spot: une levée de boucliers de la part des profs et de leurs syndicats, refusant une nouvelle fois d’admettre que leur petite souffrance personnelle n’est rien par rapport à celle que vivent au quotidien des dizaines de milliers d’élèves à travers la France.

Par ailleurs, il est assez troublant de constater qu'hormis quelques prises de paroles isolées d'enseignants, les même syndicats qui ont dénoncé cette campagne ne proposent rien en échange et ne se sont jamais massivement exprimés sur le sujet. On a eu beau chercher, on n'a trouvé aucun clip à destination des victimes qui aurait été réalisé par le SGEN-CFDT ou le SNUipp-FSU et dont l'objet aurait été de dire à ces enfants «Ne vous taisez pas, parlez-nous». Les victimes, leurs parents, les ex-victimes s'expriment courageusement, tandis que les prises de paroles d'enseignants sur le sujet, elles, ne sont que trop timides. Quand certains dénoncent une «vidéo hors sujet» parce que la prof de la vidéo tourne le dos ou écrit à la craie au tableau, ce sont eux qui sont hors sujet. Car le sujet, cette fois, c'est le cauchemar éveillé vécu par les enfants victimes de harcèlement et comment nous, adultes, pouvons les sortir de cet enfer.

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