Quand le plaisir des corps s’allie à celui de la bouche, quoi de plus délicieux? C’est l’opinion commune: pour bien faire l’amour, il faut le faire de haut en bas, et de bas en haut. Bien peu, parmi les hommes ou les femmes, osent crier haut et fort qu’ils n’aiment pas le petit plaisir (oral), et ne pratiquent que le grand (la pénétration). C’est pourtant ce que vient de faire un blogueur, William Lloyd, en assumant et en expliquant sur un site étudiant, the Tab, pourquoi il «ne fait jamais de cunnilingus aux femmes».
«Je n’irai pas sucer votre friandise, désolé», commence-t-il par dire, un peu bravache et sur un ton pas franchement sympathique. Mais c’est pour bientôt essayer d’attirer notre compassion. Le fait d’avouer qu’il ne fait pas de cunnilingus, dit-il, déclenche généralement chez les gens des réactions outranciées: «J’ai toujours l’impression d’avoir cassé un verre en cristal dans une fête un peu huppée ou d’avoir crié le mot “bombe” au sein d’un aéroport.» Les gens à qui il révèle son secret pensent qu’il est bizarre.
«Un jet chaud, collant et mouillé de pisse»
Il faut dire que William Lloyd a un parcours un peu particulier. Ayant été élevé dans une atmosphère religieuse et collet-monté, le jeune homme n’avait par ailleurs, comme beaucoup d’entre nous, que deux clics à faire pour accéder à des vidéos de porno hardcore. Un grand écart mental, pas vraiment propice à fabriquer des esprits décontractés. Puis, explique William Lloyd, il y a eu la rencontre décisive, l’histoire sérieuse qui allait lui faire franchir le premier cap… mais jamais le second. Après sa première partenaire, l’impétrant n’avait toujours pas fait l’expérience du sexe oral. Et les choses ont continué ainsi, jusqu’à ce qu’il se sente enfin prêt:
«J’étais prêt, après avoir digéré des milliers d’articles comme “Comment faire un bon cunnilingus à une femme” ou “Conseils de femmes lesbiennes pour lécher au mieux”. J’allais enfin pouvoir transformer l’information en action. [...] Mais ne tournons pas autour du pot: la première fois que j’ai fait une gâterie à une femme, elle m’a éjaculé dessus.
Un jet chaud, collant et mouillé de pisse.
Le jour suivant, mes yeux collaient et me grattaient. On aurait dit qu’ils nageaient dans une sorte de soupe rouge. Plus que par la pisse, je me suis surtout senti envahi par une immense honte et une gêne si entières que je me suis juré de ne plus jamais faire de cunni à une femme.»
Courroux
Sa description a suscité le courroux de nombre de féministes, de blogueuses et d’internautes de toutes sortes, qui ont avancé que la fellation pouvait apparaître dégoûtante elle aussi. D’autres ont noté que ce blogueur était bien stupide de donner une si mauvaise image du sexe des femmes, alors que beaucoup d’entre elles sont déjà mal à l’aise avec leur organe, à tel point que se banalise aujourd’hui la chirugie esthétique des lèvres.
"A girl wee’d in my face and it hurt my eyes" actual grown up who probably has cum into a girls eye and nostril at some point. Ban men.
— Congolesa Rice (@judeinlondon) 26 Octobre 2015
«“Une fille m’a fait pipi sur le visage et ça m’a fait mal aux yeux” dixit un adulte qui a propablement éjaculé dans l’œil et les narines d’une nana à un moment. Interdisons les hommes.»
L’héroïne qui refuse la fellation vs le raté
William Lloyd est peu représentatif de la majorité des amants, sans être cependant si marginal qu’il se l’imagine: la fellation et le cunnilingus sont les pratiques sexuelles (hors pénétration) les plus répandues, avec 70% de pratiquants, selon un sondage Ipsos. Seulement 20% des adultes ne «fellationnent» et ne «cunnilinguent» pas, selon une autre enquête relevée par Marie-Claire. Mais aussi, et c’est révélateur, seulement 3% le font encore après quinze ans de mariage… Gageons que le jeune âge du blogueur est pour beaucoup dans cette histoire, et qu’il n’est pas impossible que William Lloyd finisse par changer d’avis, le jour où une femme un peu généreuse lui montrera l’autre côté des choses.
Qui a dit qu’il fallait absolument mettre la tête à l’étau pour prendre son pied?
Malgré ces chiffres, qui font de William Lloyd, certes, un homme un peu aigri qui sans doute manque son plaisir à cause d’une expérience ratée, mais aussi un homme parmi tant d’autres, qui a souffert et souffre peut-être encore, sous ses airs d’orgueil, de sa chasteté contrainte et de l’œil normatif de la société, cela n’a pas empêché un grand nombre de personnes, de féministes et de blogueurs, comme Tracy Moore sur le site Jezebel, de se livrer à une sorte de vindicte populaire. Selon Jezebel, Alison Stevenson, une femme qui avait annoncé avoir renoncé à toute fellation à cause du dégoût que cela lui procurait, serait une héroïne, et William Lloyd, qui pourtant fournit les mêmes arguments, «son exact opposé». La raison? «En refusant de faire des cunni, Lloyd refuse de procurer des orgasmes aux femmes, alors qu’il continue ostensiblement à en obtenir pour lui-même.» Visiblement, Jezebel est très bien informé, et peut voir jusque dans le lit de William Lloyd que celui-ci ne fait pas jouir sa compagne actuelle, ou ses compagnes passées. Car qui a dit qu’il fallait absolument mettre la tête à l’étau pour prendre son pied?
Le sexe est politique, oui mais….
D’autant que, comme le raconte l’ex-compagne de l’auteur, dans une sorte d’échange de bons mots qui ressemble à une guéguerre de collégiens, William Lloyd n’aurait pas été si avare que cela. «Mettons les choses au clair: ça ne s’est pas passé comme ça. Je confirme qu’il m’a fait plusieurs cunnilingus quand on était ensemble. À vrai dire, je déclinais souvent, poliment, quand il me proposait de m’en faire un», raconte sur le Huffington Post, avec une insouciance pour l’étalage de sa vie privée aussi désarmante que celle de son ex-conjoint, Rhianna Kemi. Si la jeune femme déclinait, c’était tout simplement parce que son Jules s’y prenait mal, affirme-t-elle. Avec une telle volonté d’humiliation, et qui cette fois désigne clairement du doigt quelqu’un en dehors de tout anonymat, on imagine assez bien qu’un homme puisse ensuite se renfrogner. D’autant que l’injonction de la jeune femme, qui d’un côté affirme que cela «demande du temps et de la pratique» et de l’autre refuse les tentatives de son ex, semble plutôt contradictoire.
Plus profondément, ce que révèle ce déchaînement de haine contre un homme qui refuse de faire des cunnilingus est le grand sentiment d’injustice tapi chez de nombreuses femmes, qui ont souvent l’impression de donner et de se sacrifier plus que l’autre sexe. Et il y a du vrai dans cela. Au delà des études récurrentes sur les tâches ménagères et familiales, qui montrent que les femmes en font toujours plus que les hommes, survit un atavisme sociologique: on éduque les femmes à prendre soin, et les hommes à en recevoir. Le commun des mortels ne remet par exemple jamais en question le fait que les poupées et les poupons soient réservés aux filles, comme s’il était logique que l’apprentissage du soin leur soit dévolu. Plus tard, nombre de femmes finissent par être piégées par ce schéma, avec plus ou moins de conscience de l’être, notamment dans les affaires sexuelles. Quand ce déséquilibre entre hommes et femmes n’est pas conscient et quand les femmes intériorisent cette différence, elle se traduit bien souvent par un dégoût des femmes pour leur propre corps. Nombre d’elles trouvent alors «naturel» ou normal de tailler des pipes, mais acceptent en revanche de bonne grâce que leur compagnon les délaisse. Selon une étude de Laura Backstrom, Elizabeth Armstrong et Jennifer Puentes, chercheuses à l’Université d’Indiana et du Michigan, 35% des étudiantes trouvent par exemple plus difficile d’accepter ce plaisir que d’en donner un similaire.
Ce que révèle ce déchaînement de haine contre un homme qui refuse de faire des cunnilingus est le grand sentiment d’injustice tapi chez de nombreuses femmes
Mais William Lloyd doit-il payer pour tous les autres hommes?
Nous vivons dans une société où co-existent deux discours sur le sexe. D’un côté, beaucoup de tabous sont tombés. On en parle plus facilement. On s’assume plus. Psys, sexologues et amis de la gaudriole répètent à l’envi qu’il ne faut pas se juger ni se jauger, et qu’au lit il n’existe pas de normes. De l’autre côté cependant, l’évolution du couple fait qu’on ne demande plus aux hommes et femmes d’être seulement de bons parents, mais aussi de bons amants. L’omniprésence de la pornographie et les injonctions à s’épanouir sans entraves exercent aussi des pressions sur les individus, qui se sentent obligés pour correspondre à ce que la société attend d’eux de se conformer à certaines pratiques sexuelles.
Un peu de sensibilité, que diable
Au milieu de ce paradoxe de liberté pas si libre que cela, que faut-il faire? Que conseiller? Et comment réagir face à ces témoignages de vie privée, où des douleurs se cachent et des egos se blessent? Si la théorie féministe a toujours affirmé que le sexe était politique, la sexualité des individus, chacun pris isolément, ne l’intéresse pas, comme n’intéressent pas les vies privées de chacun d’entre nous aucune des multiples théories sérieuses de ce monde. Si William Lloyd avait pour objectif d’affirmer qu’il faut désormais que les hommes arrêtent de faire des cunnilingus aux femmes, en s’appuyant sur des arguments, le backlash provoqué par les internautes en rage eût été compréhensible. Mais il est plus probable à la lecture qu’il ne s’agit que d’un simple témoignage, à faible visée universelle, d’un homme qui a connu une mauvaise expérience et l’a mal digérée, et demande un peu de compréhension, comme en rencontrent beaucoup les psys.
Il est difficile de demander aux hommes de faire preuve de plus de sensibilité et d’abandonner leurs traits inutiles de domination virile si l’on ne fait pas soi-même, en tant que femme, l’effort de compréhension nécessaire quand se présente le cas d’un pauvre hère tel que celui-là. En matière psychologique, il existe une règle, simple à appliquer, pour éviter de tomber dans la dictature: se rappeler qu’il est difficile de juger quand on ne connaît pas toute l’histoire et la vie d’une personne. Et éviter de se placer sur le terrain du politique quand de toute évidence ce type de problème relève bien plutôt de la compétence d’un psychologue.