Culture

Avec The Informant!, Steven Soderbergh nous balade

Temps de lecture : 4 min

Lorsqu'on a assemblé tous les morceaux du puzzle, on a toujours l'impression qu'il manque des pièces.


The Informant !

(Warner Bros.), inspiré de faits réels et réalisé par Steven Soderbergh, est un film maniaco-dépressif. C'est peut-être aussi un film qui parle d'un maniaco-dépressif. Je dis peut-être car nous ne comprenons jamais vraiment les motivations du personnage de Matt Damon, un cadre haut placé dans une société agro-alimentaire qui décide de devenir une gorge profonde et de dénoncer les pratiques de son entreprise. Mais pour ce qui est du film lui-même, je suis formelle. Soderbergh balade le spectateur entre deux états émotionnels opposés, que l'on peut décrire par les termes de «enjoué» et «mortifié». Attention, certaines séquences réussissent à être aussi enjouée que mortifiantes. Au fur et à mesure que Mark s'enfonce dans un marécage juridique métaphore de sa propre désintégration psychique, la musique de Marvin Hamlisch, qui ressemble à un générique de dessin animé Hanna-Barbera, se fait de plus en plus guillerette.

Mark Whitacre est biochimiste chez Archer Daniels Midland, l'énorme conglomérat qui a servi de modèle (à peine déguisé) pour la méchante corporation de Michael Clayton (2007). Au début du film, Mark est un père de famille aimant, un homme honnête, l'exemple même du citoyen responsable prêt à agir courageusement pour dénoncer les méfaits de l'entreprise qui l'emploie. Il est donc profondément choqué de découvrir qu'ADM s'est probablement entendue avec d'autres multinationales pour manipuler les prix des produits qu'elle fabrique. (Le film prend quelques libertés avec la vraie histoire, racontée dans le livre de Kurt Eichenwald portant le même titre, mais sans point d'exclamation).

Profitant d'une enquête mineure effectuée par le FBI (Police fédérale) chez ADM, Mark fait comprendre aux agents Shephard (Scott Bakula) et Herndon (Joel McHale) qu'il peut les aider à réaliser un gros coup de filet. On lui fait confiance et bientôt, il va au travail avec un micro sous sa chemise, participe à des rendez-vous secrets avec les agents et collabore avec le FBI pour faire condamner ADM.

Mais dès le début, on sent bien que Mark a un petit problème. Son monologue qui ouvre le film commence sur un ton spontané et enthousiaste, avant de dériver imperceptiblement vers des associations d'idées nébuleuses («En allemand, stylo se dit Kugelschreiber... ça fait beaucoup de syllabes pour dire simplement stylo»). Plus tard, lorsqu'il raconte la visite d'un concurrent japonais qui aurait cherché à extorquer de l'argent à ADM, on se prend à se demander pourquoi Soderbergh ne nous gratifie pas du flash-back habituel. Mais nous comprenons en fait que la rencontre avec ce Japonais n'a peut-être jamais eu lieu. ADM essaie-t-elle vraiment s'escroquer ses actionnaires, ou Mark raconte-t-il de gros mensonges?

Il apparaît assez rapidement que ces deux propositions sont exactes. Archer Daniels Midland est dirigée par une clique corrompue et Mark Whitacre est un mythomane. Le deuxième acte du film raconte de manière assez confuse comment les deux agents (et l'avocat de plus en plus effaré de Mark, joué par le maître de la vanne à retardement, Tony Hale) s'aperçoivent que quelque chose cloche sérieusement.

Dan Kois, qui écrit pour le Washington Post estime que l'épais brouillard qui se dépose sur les spectateurs pendant cette partie du film est généré intentionnellement par Soderbergh. Par ce moyen, le réalisateur chercherait à nous faire partager la désorientation grandissante du personnage. C'est peut-être exact, mais si on m'entraîne dans les profondeurs obscures du délire du héros, j'aimerais bien en ressortir en ayant compris qui il est réellement. Soderbergh, son scénariste Scott Z. Burns (qui a également écrit The Bourne Ultimatum et même Matt Damon, ne semblent pas très bien savoir ce qu'ils veulent nous montrer de Mark Whitacre, ni de ce que nous devons ressentir à son égard.

Pendant la quasi-totalité du film, c'est une espèce de bouffon empôté et maladroit qui se voit en James Bond mais manque singulièrement de subtilité (les agents lui ayant expliqué qu'une réunion sera filmée par une caméra cachée dans une lampe, il va directement vers elle et regarde droit dans l'objectif).

Scène après scène, Damon s'avère assez doué dans le registre comique (et il y a quelque chose de très plaisant à voir Jason Bourne avec une brioche, une moustache et une épouvantable moumoute). Mais cette accumulation de comportements incongrus ne suffit pas à le faire exister. C'est une chose de construire un film autour d'un personnage impénétrable, comme le fait assez bien Owning Mahoney (Mister Cash) avec Philip Seymour Hoffman. C'en est une autre de nous faire rire avec un hurluberlu pendant deux heures, puis d'essayer de nous tirer les larmes avec un gros plan sur son visage quand il finit par craquer et s'effondrer.

La meilleure façon d'apprécier The Informant! est de le regarder sans essayer de savoir si c'est un drame psychologique ou une parodie de film d'espionnage. Considérez-le plutôt comme un exercice de style. Bien que l'histoire se passe au début des années 1990, le film a une atmosphère et une esthétique très 70's. Les costumes bruns vieillots et les bureaux mal éclairés sortent tout droit des thrillers paranoïaques post-Watergate.

Rien dans la conception du film n'a été laissé au hasard (la grande maison tartinée de chintz où habitent Damon et sa famille est la vraie maison des Whitacre) et certains choix de casting sont très drôles. Pour une raison qui m'échappe, Soderbergh a décidé de donner presque tous les petits rôles à des comiques connus aux états-Unis. En plus de Joel McHale dans le rôle de l'agent Herndon, vous avez Patton Oswalt, Tom Wilson, Paul F. Thompkins et les frères Smothers. La femme de Mark, Ginger, une épouse modèle à l'ancienne mode qui soutient son mari coûte que coûte, est interprétée avec talent par Melanie Lynskey (qu'on a pu voir récemment en strip-teaseuse amateure dans Away we go de Sam Mendes). Les choix de Soderbergh sont réfléchis et souvent intéressants. Mais The Informant! n'en garde pas moins cette qualité, ou ce défaut, du réalisateur: lorsqu'on a assemblé tous les morceaux du puzzle, on a toujours l'impression qu'il manque des pièces.

Dana Stevens

Traduit par Sylvestre Meininger

Image de Une: The Informant copyright

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