Aussi incroyable que cela puisse paraître aujourd'hui, Bruce Springsteen a failli passer à côté de la gloire. Apprécié sur sa scène locale, dans le New Jersey, et comptant quelques poches de fans improbables en Virginie et au Texas, le Boss est surtout considéré par l'industrie de la musique et par les DJ, quand il se lance dans l'enregistrement de son troisième album, Born to Run, en 1974, comme un pétard pop qui va bientôt finir mouillé. Malgré des critiques favorables, ses deux précédents albums se sont mal vendus. Parallèlement à cela, l'illustre producteur John Hammond croit avoir décelé en lui un «prochain Dylan», après avoir découvert l'original.
Sous contrat en solo chez Columbia, Springsteen se produit sur scène avec un groupe. Ceux qui l'ont vu à l'œuvre ont été soufflés par son jeu plein de fougue et d'énergie, mais on ne compte pas les artistes de talent qui, après une ou deux chansons et quelques succès, ont disparu aussi vite qu'ils étaient apparus.
Springsteen sait qu'avec ce troisième album, l'enjeu est de taille. Comme le rappelle Garry Tallent, bassiste de l'E-Street Band: «On craignait d'être éjectés du label.» Le pianiste Roy Bittan ne dit pas autre chose: Bruce «sentait qu'il jouait son va-tout.» Pour le guitariste Steve Van Zandt, si ce troisième album «ne marchait pas, il était clair qu'il ne serait plus signé nulle part». Pour ne rien arranger, Bruce porte son ambition à la hauteur de la pression: il ne lâchera rien. Des années plus tard, il déclarera d'ailleurs: «Quand j'ai fait Born To Run, je voulais faire le plus grand disque de rock de tous les temps.»
Il va falloir six mois au musicien, pendant le printemps et l'été 1974, pour enregistrer le morceau qui a donné son titre à l'album. Van Zandt en rit encore: «Quand on passe six mois sur un morceau, c'est qu'il y a quelque chose qui cloche. En général, c'est l'affaire de trois heures.» Mais Bruce travaille sur des motifs et des images intrinsèquement rock, il recherche le juste équilibre tant sur le plan de la musique que sur celui des paroles. «Born To Run» marque un tournant dans l'écriture de l'artiste.
Alors qu'auparavant, il donnait l'impression de réciter un dictionnaire de rimes, ses paroles sont devenues en même temps plus denses et plus explosives. Ce qu'il veut, c'est sonner spontané, pas être spontané. Comme il le dira en 1981:
«La spontanéité, on ne l'acquiert pas par la rapidité. Je crois qu'Elvis s'y est repris à 30 fois pour "Hound Dog", et résultat: ce disque, c'est de la dynamite.»
Les différents mixages disponibles de «Born To Run» sont révélateurs des expériences musicales tentées par Springsteen. Dans l'un d'eux, un chœur féminin l'accompagne en arrière-plan quand il chante «Get out while we're young», «Got to know how it feels» et «Walk in the sun». Côté instrumental, les cordes sont plus présentes que sur la version finale. On comprend aisément pourquoi Bruce n'a pas gardé cet enregistrement: le chœur et les cordes donnent un aspect trop éthéré et affaiblissent la force motrice du rythme.
Dans une autre version, la voix principale de Springsteen est amplifiée, le chœur est toujours là et, à la fin du morceau, les cordes sont encore plus prononcées. Deux autres mixages hésitent sur l'équilibre des cordes et de la basse. Dans un autre, enfin, le groupe s'est essayé à différents effets de son de tramway et de voiture de Formule 1.
«Je continue de traficoter les paroles»
La plus ancienne version live enregistrée remonte au 13 juillet 1974, au Bottom Line, à New York, soit plus d'un an avant une série de concerts donnés dans cette même salle qui épateront l'industrie du disque. Si, musicalement, le morceau est quasi achevé, les paroles sont radicalement différentes de la version finale, au point que le sens en est changé.
Après «runaway American dream» («un rêve américain évanoui») dans le premier couplet, Springsteen dit ainsi: «At night we stop and tremble in the heat/ With murder in our dreams» («La nuit, on s'arrête et on tremble dans la chaleur/ Les rêves plein de tueurs»). Ces paroles sont plus sombres. Il ne chante pas encore pour Wendy, dont le nom n'est pas prononcé. Le deuxième couplet s'ouvre sur: «So close your tired eyes little one/ And crawl within my reach. ... [W]e'll ride tonight on the beach/ Out where the surfers, sad, wet, and cold/ As they watch the skies/ There'll be a silence to match their own.» («Ferme tes yeux las, petite/ Rampe jusqu'à moi (...) Allons chercher la mer, toi et moi/ Allons voir les surfeurs, tristesse froide et dense/ Leurs yeux tournés vers le ciel/ Nous ferons écho à leur silence»).
Dans cette version, Springsteen pousse les thèmes de la solitude et de la violence jusqu'à l'extrême. Dans le troisième couplet, après «boys try to look so hard» («les mecs jouent les gros durs»), le chanteur poursuit par: «Like animals pacing in a dark black cage/ Senses on overload/ They're gonna end this night in a senseless fight/ And then watch the world explode.» («Comme des fauves dans des cages sans lumière/ Les sens gonflés à bloc/ Ils finiront la nuit dans une lutte sans fin/ Et regarderont le monde tomber en loques»).
Il semble clair qu'il essaie là de créer une cohérence avec d'autres titres qu'il envisage pour l'album: lors de ce concert au Bottom Line, il chante «Jungleland» pour la première fois. De même, les «héros brisés» de cette ancienne version de Born To Run traînent «la solitude dans leurs yeux», et au lieu d'aimer «with all the madness in my soul» («avec toute la folie de mon âme»), le narrateur veut «drive through this madness/ Oh burstin' off the radio» («traverser toute cette folie/ Faire exploser la radio»).
Puis, entre juillet et la fin de l'été, Springsteen transforme «Born To Run». Il expliquera alors à un écrivain: «Je continue de traficoter les paroles, mais je crois que le résultat sera bon.» L'aliénation, la solitude et la violence cèdent finalement du terrain aux notes d'amour, de communion et de rédemption.
C'était énorme, comme une superproduction
à la Spector.
Peter Knobler, journaliste à Crawdaddy
Peter Knobler, journaliste au magazine de rock Crawdaddy, aura la chance d'avoir la primeur de la chanson dans sa maison de Long Branch. On y trouve en pagaille magazines de moto et vieux 45 tours. Au-dessus du lit de Bruce trône une affiche de Peter Pan emmenant Wendy par la fenêtre. Un detail qui n'est pas anodin: «Wendy let me in, I wanna be your friend/ I want to guard your dreams and visions» («Wendy, laisse-moi entrer, je veux être ton ami/ Je veux veiller sur tes rêves et tes visions»). Pour Knobler, «c'était énorme, comme une superproduction à la Spector. Je ne comprenais pas grand-chose aux paroles, mais grâce à des effets d'enregistrement, à travers un mur ou sur une cassette, Bruce s'était débrouillé pour imiter le son d'un autoradio; c'était un tube assuré. Sur le finale vibrant de rythme, il a glissé "WABC!" [une radio diffusant sur New York, ndlr], et franchement, on aurait été surpris de ne pas l'y entendre.»
«L'essence même de tout ce que j'aime dans le rock»
Début 1975, toute modification du morceau semble exclue, car «Born to Run» est déjà devenu un hit. Mike Appel, le manager de Springsteen, a hâte de la diffuser à la radio, car un an s'est écoulé depuis le dernier album, The Wild, the Innocent & the E Street Shuffle. Le 3 novembre 1974, Springsteen est l'invité du DJ Ed Sciaky sur la radio WMMR de Philadelphie. Celui-ci, supporteur acharné de longue date, a une surprise pour ses auditeurs: la première diffusion radiophonique de «Born To Run»
En quelques semaines, Appel envoie également des maquettes à Scott Muni, de la WNEW à New York, à Maxanne Sartori, de la WBCN à Boston, et à Kid Leo (Lawrence Travagliante) de la WMMS, à Cleveland. Il dit à Leo: «"Born To Run" est l'essence même de tout ce que j'aime dans le rock. Bruce en a gardé l'innocence et le romantisme, tout en exprimant une frustration et un désir continuel d'évasion.» Leo passera le morceau chaque vendredi à 17h55, lançant ainsi le début du week-end et de ses festivités.
À la fin de l'année, près d'une vingtaine de radios supplémentaires passent le titre à l'antenne. Toutes ces diffusions sans disque en perspective rendent le label nerveux. Quand les auditeurs accrochent à un morceau, ils veulent en général l'acheter tout de suite. Mais cette fois-ci, ce titre qui ne passe qu'à la radio ne fait qu'aiguiser l'envie pour l'album à venir.
Lors d'un concert donné au Main Point, à Bryn Mawr (Pennsylvanie), le 5 février 1975, il apparaît évident que Bruce et son groupe sont enfin venus à bout de «Born To Run». Si la version de Thunder Road et d'autres titres qui figureront plus tard sur l'album ressemblent parfois d'assez loin aux versions finales, le «Born To Run» offert par le groupe ce soir-là semble être joué ainsi depuis des années. Bruce a encore du pain sur la planche en studio, mais son morceau fétiche est bel et bien ficelé.
«Tu n'es pas censé l'aimer»
Je pensais que
je n'avais jamais entendu
un truc aussi nul
Bruce Springsteen
La genèse du reste de l'album sera tout aussi épique. «On a sué», se souvient Bittan qui, avec Max Weinberg, a rejoint le groupe après l'enregistrement de «Born To Run». «"Jungleland" et "Backstreets" ne sont pas des morceaux faciles à enregistrer. C'est comme dans un Grand Prix: après chaque virage, il y en a un nouveau qui vous attend.»
Bruce a un mal fou à poser sur bande le son qu'il a en tête, il est parfois tenté de tout plaquer. Les nuits sont longues, au studio, l'atmosphère se fait tendue et amère. Pour tenir éveillé, l'ingénieur du son Jimmy Iovine prend des chewing-gums et n'en mâche que l'emballage en aluminium. À l'issue de l'épreuve, Springsteen est au fond du trou:
«Quand on a terminé? Je détestais! Je ne pouvais pas l'écouter. Je pensais que je n'avais jamais entendu un truc aussi nul.»
L'album menace de ne jamais voir le jour. Mais Jon Landau, producteur arrivé sur le tard, parvient à convaincre l'artiste de lâcher du lest. L'écrivain Dave Marsh raconte ainsi que Landau aurait appelé Springsteen pour lui dire:
«Tu n'es pas censé l'aimer. Tu crois que Chuck Berry passe son temps à écouter "Maybelline"? Et quand il l'écoute, tu ne crois pas qu'il se dit qu'il y aurait des changements à faire? Allez, quoi, il faut le laisser sortir, ce disque.»
L'album paraît en 1975. Il propulse Springsteen au rang de méga-star, digne de figurer en couverture de Time et de Newsweek la même semaine. Dans Rolling Stone, Greil Marcus affirme quant à lui:
«C'est un album magnifique, qui honore tous les paris qu'on avait pu y placer. De quoi faire crépiter de plaisir le diamant de la platine et faire taire tous les sceptiques. L'avenir n'a qu'à bien se tenir.»
Born To Run, la chanson comme l'album, aura rencontré son destin. En fusionnant le son pop des fifties et des sixties avec les aspirations de la génération seventies, il aura défini son époque pour mieux la transcender. Même Springsteen finira par le saluer. En 2005, lors du trentième anniversaire de la sortie de l'album, il déclarera:
«C'est presque gênant d'en vouloir autant, d'en attendre autant de la musique, mais parfois, la magie opère –The Sun Sessions, Highway 61, Sgt. Pepper's, The Band, Robert Johnson, Exile on Main Street, Born To Run –Oups! Ça m'a échappé...»