A-t-on jamais vu, en France, une situation à ce point paradoxale dans l'histoire de la médecine et de la santé publique? Résumons. Une pandémie grippale est annoncée depuis près de cinq mois. A Paris comme dans de nombreuses autres capitales des pays industriels les autorités sanitaires réactivent un plan de lutte contre une autre pandémie d'origine aviaire; une pandémie potentiellement redoutable, mais qui fort heureusement est pour l'heure restée dans les limbes. Le gouvernement de François Fillon décide de placer la barre préventive le plus haut possible et, notamment, de passer commande (pour environ un milliard d'euros) de près de cent millions de doses du futur vaccin contre l'infection causée par le nouveau virus A(H1N1). Objectif: disposer coûte que coûte d'un stock qui permettra, au total, de pouvoir immuniser la totalité de la population française.
Les multinationales concernées se lancent dans une course-poursuite sans précédent pour livrer au plus tôt l'outil protecteur en France comme dans tous les pays industriels qui, en urgence, leur en ont fait la demande. Dans l'Hexagone, à la demande des pouvoirs publics des dizaines d'éminents spécialistes se réunissent durant des jours et des nuits pour savoir qui pourra être vacciné en priorité. Conclaves successifs pour concilier au mieux santé publique, organisation sociale et principes éthiques.
Nous vécûmes l'été à ce rythme. Puis nous voici désormais fin septembre; ces millions de doses vaccinales vont sous peu commencer à être livrées, de multiples centres spécialisés dans cette vaccination spécifique vont devoir bientôt sortir de terre. Puis, brutalement ce tout récent sondage de l'Ifop selon lequel seul un Français sur deux (55%), déclare avoir l'intention de se faire vacciner contre la nouvelle grippe. Plus précisément seuls 29% expliquent qu'ils se «soumettront certainement» à cette prochaine vaccination. Et, sans doute plus étonnant encore: ces proportions sont respectivement de 61% et 38% chez les médecins généralistes?
Un sondage Ifop-«le Quotidien du Médecin» confirme les réticences des médecins exerçant dans le secteur libéral : 46% d'entre eux n'envisagent pas de se vacciner quand 52% indiquent qu'ils seront prêts, le moment venu, à le faire. Un généraliste sur deux réticent à l'immunisation, en somme. Pourquoi pas plus? Que répondront tous les praticiens choisissant de ne pas se faire vacciner à leurs patients qui leur demanderont conseil? D'autres sondages (TNS Sofres/Logica pour Europe 1) évoquent 65% de refus potentiels à la vaccination dans la population générale.
Quelles que soient les proportions exactes de refus et d'acceptation le fait est là: il existe en France une forme de résistance collective potentielle à la vaccination sur laquelle le pouvoir public n'avait pas tablé. Cette situation à la fois inédite et largement problématique fait que l'on phosphore aujourd'hui à très fortes doses dans les hautes sphères sanitaires et gouvernementales françaises. Questions, au choix. A-t-on eu raison d'effectuer de telles commandes vaccinales? Avait-on pris le pouls de l'opinion avant de prendre cette décision? Si oui qui l'a pris? Si non, pourquoi? N'aurait-il pas été plus judicieux de patienter? Fallait-il laisser à chacun la liberté d'agir? Aurait-on dû au contraire imposer coûte que coûte une obligation vaccinale aux professionnels de santé dont on estime (à juste titre) qu'il convient de les protéger pour eux-mêmes autant que pour ceux qu'ils sont amenés à prendre en charge?
Convaincre en somme, faute d'avoir imposé. François Fillon, il y a quelques jours, à l'issue d'un conseil interministériel consacré à ce sujet: «Je veux rappeler que la vaccination [contre la grippe A(H1N1] n'est pas obligatoire, mais je fais appel à la responsabilité de chacun, et notamment, parce que c'est le plus important, à celle des personnels de santé. Nous avons besoin d'eux pour protéger l'ensemble des Français, nous avons donc besoin, naturellement, qu'ils soient vaccinés.»
«Nous» avons besoin d'eux, certes; mais si «eux» ne répondent pas présents? En viendra-t-on (les textes existent) à l'injonction vaccinale? Sans doute pour mieux se faire comprendre M. Fillon a redit quelles étaient ici les priorités énoncées dans les recommandations du Haut Conseil de santé publique (HCSP): « Le principe est simple, a-t-il insisté : les personnes prioritaires sont les personnes les plus vulnérables et ce sont les personnels de santé, parce que c'est naturellement sur eux que repose la santé de tous les autres.» Plus précisément encore «prioritaires parmi les prioritaires»: les personnels de santé de réanimation, néonatale et pédiatrique, puis les personnels médical, paramédical et aide-soignant des établissements de santé, ainsi que les médecins et infirmiers exposés à des personnes infectées par le nouveau virus grippal.
Tout devrait ici être calé sur les volumes des livraisons progressives des doses vaccinales. Viendront ensuite les femmes enceintes puis les personnes de «l'entourage des nourrissons de moins de 6 mois», les professionnels chargés de l'accueil de la petite enfance, les nourrissons de 6-23 mois avec facteur de risque, les sujets de 2 à 64 ans avec facteur de risque. Puis dans le grand ordonnancement jacobin, sanitaire et républicain: les autres professionnels de santé, les nourrissons de 6-23 mois sans facteur de risque, les personnels d'accueil des pharmacies, des personnels des établissements médico-sociaux. Enfin (vers le printemps?) les personnes de plus de 65 ans avec facteur de risque, les 2-18 ans sans facteur de risque et, pour finir (vers le prochain automne?) les personnes âgées de plus de 18 ans sans facteur de risque.
Tout cela est bel et beau mais repose, répétons-nous, sur le volontariat. Comment s'adaptera-t-on à la désaffection, désormais hautement prévisible, d'une fraction nullement négligeable des professionnels sanitaires officiellement désignés? Ministre de la santé chaque jour un peu plus confirmée - grâce à cette pandémie - dans ses fonctions Roselyne Bachelot ne cesse de rassurer: la technologie des vaccins est bien connue et les vaccins qui seront proposés auront «évidemment satisfait à toutes les procédures de sécurité». L'OMS s'inscrit dans la même démarche incitatrice et rassurante, expliquant que «les résultats des essais réalisés à cette date suggèrent que le vaccin pandémique est aussi sûr que les vaccins contre la grippe saisonnière, avec des effets secondaires «similaires». Mais qui aujourd'hui, sur fond d'anxiété diffuse et collective, est capable de préciser ce que sont ces «effets secondaires».
Pour le reste la suite est d'ores et déjà annoncée. La France disposera sous peu d'environ un million de doses anti-A(H1N1), la multinationale britannique GlaxoSmithKline (GSK) ayant obtenu de l'agence européenne des médicaments les premières autorisations lui permettant de commercialiser son vaccin. Devraient ensuite arriver sur le marché les premières des 16 millions de doses commandées à Novartis. Plus précisément la France devrait disposer vers le 9 octobre de 1 à 1,2 million de doses de vaccins de GSK, les premières livraisons de Novartis dans l'Hexagone étant programmées fin octobre/début novembre. Les autres multinationales auxquelles la France a passé des commandes (Sanofi-Pasteur pour 28 millions de doses et Baxter) n'ont pas encore, pour diverses raisons, reçu l'aval des autorités européennes.
Quel usage précis sera fait de cette armada vaccinale sans précédent dans l'histoire de la grippe? Un premier élément de réponse nous est fourni par l'Ifop: «Malgré un discours médiatique anxiogène, la population française n'est pas gagnée par la peur de l'épidémie, nous assure l'Ifop. En juillet 2009, seuls 35% des Français se déclaraient inquiets. Le niveau d'inquiétude tend à décroître au fil des mois, en s'établissant à 32% en septembre, preuve que l'annonce des décès dus à la maladie (...) ne déclenche pas de crainte particulière au sein de la population hexagonale. A titre de comparaison, celle-ci ne se montre guère plus inquiète que lors de l'épidémie de grippe aviaire en 2006».
Dans le même temps, la menace de la grippe A(H1N1) est belle et bien devenue le premier sujet de conversation des Français, 80% d'entre eux l'ayant d'ores et déjà évoqué avec leurs proches. Faut-il y voir un paradoxe? Faut-il se souvenir (avant de la rappeler aux plus jeunes d'entre nous) de la fameuse histoire d'un certain Pierre; d'un certain Pierre et -dit-on- d'un certain loup?
Jean-Yves Nau
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Image de Une: Une seringue de vaccin Eric Gaillard / Reuters