Deux modèles étendent leur ombre, ombre de taille très inégale, sur ce séjour martien. L’un relève du réflexe pavlovien des grands studios hollywoodiens (décliner dès que possible une formule qui a marché), l’autre de l’inscription dans une longue tradition culturelle (adapter à un contexte contemporain un récit fondateur et largement connu, conçu dans un tout autre contexte). Le nouveau film de Ridley Scott s’inscrit donc en orbite croisée autour de Gravity et de Robinson Crusoé.
Du second, il conserve un peu du côté matériel, technique, quotidien. Dès lors que l’astronaute et botaniste Mark Watney est laissé pour mort sur la planète rouge par l’équipage dont il faisait partie, contraint de fuir devant une tempête, la description des techniques de survie, le bricolage créatif fournissent les meilleures scènes du film.
On y retrouve le plaisir principal du roman de Defoe (ou de L’Ile mystérieuse de Jules Verne), une histoire de garçon plutôt, de boyscout avec son Manuel des Castors Juniors et seulement un canif et trois allumettes dans la poche pour réanimer un monde vivable. Le visage, le corps et le jeu à la fois enfantin et viril, sans aucune sophistication, de Matt Damon conviennent parfaitement à la tâche.
Sur Terre, on fait quoi?
Mais, pas plus que Gravity de surfaite mémoire, Seul sur Mars n’ose tenir le pari de la solitude. Du moins, immense avantage sur son prédecesseur, les retours sur terre destinés à meubler ne sont plus dévolus au crétinisme familialiste. Le contrepoint terrestre de l’aventure se joue entièrement chez les responsables de la Nasa, et ceux auxquels ils doivent rendre des compte (et demander de l’argent): les politiques et le public.

© 2015 Twentieth Century Fox
Bien que mise en œuvre de manière singulièrement naïve, pour ne pas dire bébête, la tension entre action et émission d’information fabrique le véritable et intéressant ressort du film.
Coté terre, la question est dédoublée en «on fait quoi?» (une nouvelle fusée? un vol cargo pour envoyer de la nourriture? une alliance avec les Chinois? le changement de trajectoire de l’équipage sur le chemin du retour?) et «on dit quoi?», «on raconte quoi?» (aux dirigeants, aux publics –traités ouvertement comme une masse de veaux– aux partenaires mi-ennemis mi-alliés de l’étranger, et à Mark Watney himself, bloqué à mille miles de toute terre habitée, mais relié par un fil de com).
Robinson, mais sans Vendredi
Cette double question est symétrique de celle qui se pose au personnage principal, elle aussi divisée entre «je fais quoi?» (pour faire pousser des patates sur Mars et traverser un désert rouge plus vaste que toute l’œuvre de Michelangelo Antonioni) et «je sais quoi?». Et ça, ça fait un scénario qui tourne, la mécanique de Seul sur Mars.
Scénario intéressant, aussi, par sa manière de jouer sur une autre limite. Le titre est lourd de malentendu. Assurément Watney est seul sur sa planète, pas de Vendredi en perspective, ni d’E.T., ni expérience de l’«autre» ni utopie d’un monde plus grand et plus riche que ce que nous en savons.
Il n’est pas si seul, puisque relié à la terre-patrie (et même à la patrie tout simplement : omniprésence de drapeau des Etats-Unis). Au-delà d’une éphémère survie, le héros ne peut compter que sur ces camarades, collègues, compatriotes. Qui, eux, ne peuvent compter que sur eux-mêmes, seuls dans l’univers.

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La nouvelle conquête de l'Ouest
Mais, et la question est loin d’être rhétorique en nos temps de grande peur environnementale auxquels certains prétendent apporter des réponses par la géo-ingénierie, Mars, est montrée dans un éclairage ambigu, qui joue sournoisement sur deux tableaux: à la fois pas questions de rester dans ce trou sinistre inhospitalier, seule la bonne vieille terre est accueillante, There’s no place like home (et du coup il y aurait intérêt à en prendre un peu plus soin), et en même temps c’est la nouvelle frontière, le remake d’une conquête de l’Ouest, désert et canyons.
Soit simultanément le versant casanier et le versant conquérant de l’American Dream. Ce sont les ingrédients même dont Brian De Palma avaient fait l’épopée désespérée, irréconciliable, de son admirable Mission to Mars, le barbecue dans les suburbs et le vide mortel des grands espaces, deux néants pas du tout symétrique. Mission to Mars, massivement détesté, fut un cinglant échec commercial.
Décevante 3D
Pas de risque de ce type ici, et d’autant moins que la mise en scène est d’une impressionnante sagesse. On retrouve la question de la 3D, et en particulier de la 3D dans l’espace, pour constater l’indigence de ses utilisations –après notamment Gravity, ou la précédente expédition spatiale de Scott lui-même, Prometheus. Une séquence à bord d’une capsule abandonnée chez Cuaron, un paysage de glace dans le prequel d’Alien témoignaient pourtant que nouvelles et passionnantes ressources visuelles pouvaient être explorées. Elles ne le sont toujours pas, on attend Cameron.
En fait tout se passe comme si, passé le travail pionnier d’Avatar, Hollywood était terrifié par ce que pourrait produire une utilisation inventive de la 3D, qui inévitablement dérangerait, au moins un peu, au moins un moment, les spectateurs en proposant des expériences sensorielles inédites.

© 2015 Twentieth Century Fox
Le parti pris du «déjà vu»
Résultat, personne ne fait rien, personne ne cherche –sauf Jean-Luc Godard. Mais qui a vu Adieu au langage? Celui-là, Godard, en aurait d’ailleurs à dire sur la solitude, solitude que jamais au grand jamais on ne perçoit dans la grosse machinerie surpeuplée de Seul sur mars.
Sur son scénario loin d’être inintéressant, donc, Ridley Scott qui a dans le passé démontré un incontestable savoir-faire spectaculaire (Alien, La Chute du faucon noir) et une capacité à tirer un fructueux parti des décors (Blade Runner), reste ici étonnamment plat. La plupart des scènes, même supposées se passer à 225 millions de kilomètres de la terre comme le proclame le slogan, sont filmées comme une sitcom dans la cuisine d’un voisin.
Il y a même là un étrange parti-pris de «déjà vu» (dans la salle de contrôle de Cap Canaveral, avec les différentes parties du vaisseau spatial) ou de banalité (le paysage martien n’a rien de singulier, le naufragé cosmique mange les mêmes plats que n’importe quel célibataire décongèle au microonde, l’intérieur de son campement est fabriqué avec du plastique agricole et du chatterton, pour un peu on se croirait dans un spectacle de Philippe Quesne).
Profil bas
Jouant sur plusieurs tableaux sur le plan thématique, Seul sur Mars se révèle ainsi une superproduction profil bas –qui, il y a 50 ans, aurait pu être une série B. Ce mélange de revendication du grand spectacle et de banalité est conforté par le côté boy next door qu’assume Matt Damon ou, plus négativement, par l’inintérêt total du jeu de Jessica Chastain, pourtant supposée accomplir des exploits et qui reste absolument terne –exactement le contraire de la femme ordinaire de Tree of Life qu’elle rendait irradiante de beauté et de présence à chaque plan.
Et c’est finalement ce mélange non des genres ni des êtres mais des tonalités qui rend le film un peu vivant.
de Ridley Scott, avec Matt Damon, Chiwetel Eliofor, Jessica Chastain, Jeff Daniels. Durée : 2h21. Sortie le 21 octobre.