Parents & enfants / Sciences

Méfiez-vous des neurosciences

Temps de lecture : 8 min

Des chercheurs promettent une révolution éducative en prétendant se baser sur les neurosciences. Mais ne seraient-elles pas devenues une nouvelle autorité à laquelle on confierait (trop) facilement l'éducation de ses enfants?

Méfiance! | Bill Brooks via Flickr CC License by
Méfiance! | Bill Brooks via Flickr CC License by

Il n’y a guère une semaine qui se passe sans qu’on n’évoque une nouvelle «découverte» en neurosciences et ses retombées possibles dans le champ de l’éducation: on appelle les neurosciences au secours pour «valider» l’éducation bienveillante, on les institue arbitres du combat des différentes méthodes de lecture. Ne seraient-elles pas devenues une nouvelle autorité à laquelle on confierait (trop?) facilement l’éducation de ses enfants?

De l’autorité à l’autoritarisme des neurosciences

Force est de constater que les neurosciences se posent et s’imposent souvent dans l’espace public à grand renfort d’arguments d’autorité. Un des derniers ouvrages grand public de neurosciences appliquées à l’éducation, Le cerveau de mon enfant du docteur Daniel J. Siegel et Tina Payne Bryson, s’introduit par exemple par ces lignes:

«Si ce livre a des fondements scientifiques, vous n’aurez cependant pas l’impression d’être en cours de sciences ou de lire un ouvrage universitaire. Oui, il s’agit de neurosciences, et nous restons parfaitement fidèles aux démonstrations de la recherche scientifique. Mais nous souhaitons vous inviter dans notre cercle, et non vous laisser en dehors. Nous avons tous deux consacré notre carrière à assimiler des connaissances scientifiques complexes et vitales sur le cerveau afin de les rendre accessibles aux parents et immédiatement applicables au quotidien.»

Que disent-ils? Que si ces auteurs ne donnent aucune référence, ni aucune forme de preuve, c’est uniquement dans un souci d’ouverture au plus grand nombre (estimons-nous déjà heureux, simples d’esprit que nous sommes, d’avoir été conviés dans leur «cercle»!). Mais qu’en définitive nous pouvons les croire sur parole (puisqu’ils sont d’éminents scientifiques dévoués à leur cause)! Ceci s’appelle un argument d’autorité, une variante du label «scientifiquement prouvé» qu’invoque constamment la publicité.

Ces auteurs ne sont pas une exception. Le célèbre psychologue et chercheur Stanislas Dehaene, titulaire de la chaire de psychologie cognitive expérimentale au Collège de France, n’en use pas de vraiment plus convaincants lorsqu’après les médiocres résultats de la France aux dernières évaluations internationales du programme PISA en 2013 il exhorte dans une tribune très controversée les pouvoirs publics à considérer enfin les neurosciences comme prescripteur de méthodes d’apprentissage:

«Les recherches de mon laboratoire, fondées sur l’imagerie cérébrale, le confirment: tous les enfants apprennent à lire avec le même réseau d’aires cérébrales, qui met en liaison l’analyse visuelle de la chaîne de lettres avec le code phonologique. […] Ces études ont conduit à identifier plusieurs principes fondamentaux qui maximisent la compréhension et la mémoire. Ces principes doivent être mis en œuvre au plus vite dans les classes françaises.»

D’autres auteurs tendent de prendre le contrepied en arrosant leur propos de données «scientifiques»: on peut désormais trouver dans les livres destinés aux parents quantité de schémas détaillés du cerveau en prélude aux principes éducatifs prônés par l’auteur, comme une façon de montrer que les uns découlent naturellement des autres. Dans son livre Pour une enfance heureuse, la pédiatre Catherine Guéguen, pionnière de l’application des neurosciences à la relation parent-enfant, illustre ce mélange des genres. On y lit par exemple: «Une attitude parentale compréhensive, empathique permet la maturation du COF [ndlr : Cortex orbiti-frontal]» ou encore «Ce comportement parental d’inattention et d’indifférence à l’enfant et à ses ressentis stresse celui-ci, freine la maturation du COF».

Dans un souci de transparence louable, elle est une des seules auteurs de la sphère parentalité à ponctuer son propos de nombreuses références scientifiques. Mais cette initiative, dans un contexte où lesdites études sont peu accessibles matériellement (les abonnements aux journaux scientifiques coûtent très cher!) et intellectuellement (comment lire de façon critique un contenu dont on ne maîtrise pas les bases théoriques?), finit pas s’apparenter à un argument d’autorité d’un genre supplémentaire.

La querelle entre science de l’éducation et neurosciences prend ainsi sa source dans celle qui oppose de façon historique sciences «dures» et sciences humaines

Dans un mouvement similaire et dans un but de populariser vite et bien les contenus des neurosciences, l’équipe de Stanislas Dehaene a finalement lancé l’an dernier un site de vulgarisation à destination des parents et éducateurs: Mon cerveau à l’école. Ce site, aux contenus facilement assimilables et applicables, est considéré par certains comme trop réducteur, passant sous silence les limites de l’imagerie cérébrale, les tâtonnements inhérents à une science qui se construit, niant les débats présents au sein des sciences cognitives.

La partie émergée d’une guerre de disciplines

Avant le boom des neurosciences dans les années 1990, les questions relatives à l’éducation étaient exclusivement prises en charge par les sciences de l’éducation, une discipline jeune (la première maîtrise en sciences de l’éducation date seulement de 1967) dont l’unité est assurée par son objet d’étude (l’éducation donc) plutôt que par ses méthodes. Interdisciplinaire par essence, elle s’est majoritairement développée sur les bases théoriques et méthodologiques de la sociologie (avec Emile Durkheim et son ouvrage Éducation et sociologie, datant de 1922) et de la psychologie (avec Jean Piaget et son ouvrage Le langage et la pensée chez l’enfant, datant de 1923). Cet ancrage privilégié dans les sciences humaines et sociales doublé de la tension entre volonté de décrire les processus d’enseignement-apprentissage et volonté de prescrire les processus les plus efficaces lui ont valu de nombreux soupçons de «non-scientificité».

On se souvient par exemple en 2006 de l’intervention de Gilles de Robien, alors ministre de l’Éducation nationale, dans laquelle il jetait assez largement le discrédit sur les sciences de l’éducation, qu’il accusait d’être une «fausse science». En 2013, dans son livre intitulé Teacher Proof: Why research in education doesn’t always mean what it claims, and what you can do about it [Enseigner sur la base de preuves: Pourquoi la recherche en éducation ne signifie pas toujours ce qu’elle prétend, et ce que vous pouvez faire à propos de ça], Tom Benett, enseignant de philosophie et théologie à Londres, dénonçait également l’insuffisance des preuves issues des sciences de l’éducation.

Dans ce contexte, l’autoritarisme des neurosciences apparaît aussi comme une façon de revendiquer un nouvel ancrage pour l’intervention éducative dans le champ des sciences «dures», rompant par là même avec l’héritage humaniste classique des sciences de l’éducation.

La querelle entre science de l’éducation et neurosciences prend ainsi sa source dans celle qui oppose de façon historique sciences «dures» et sciences humaines du fait de leurs épistémologies (c’est-à-dire à leurs modalités de construction et de validation de la connaissance) différentes: le but des sciences «dures» est de comparer des événements «toutes choses égales par ailleurs», un objectif inatteignable en sciences humaines du fait de la multiplicité des paramètres impliqués dans une situation «hors laboratoire»; réciproquement, les sciences humaines se donnent comme objectif d’appréhender et modéliser la complexité des interactions humaines (ici, les relations enseignant-enseigné), complexité inaccessible si on étudie des individus isolés dans un lieu aussi peu commun qu’un caisson d’IRM.

Contrairement à ce qu’on pense trop souvent, le degré de «scientificité» des différentes sciences humaines est une question dont débattent régulièrement les chercheurs de ces disciplines (voir ici un entretien avec Pierre Bourdieu sur le sujet) et qu’ils cherchent à optimiser (de la même façon que les sciences expérimentales ont du travail à accomplir pour améliorer la reproductibilité régulièrement pointée comme trop faible de leurs résultats).

En revanche, le degré de scientificité des prêts-à-l’emploi éducatifs proposés sur la base des neurosciences font l’objet de relativement peu de débat, alors même qu’il y aurait fort à (re)dire. Dans son dernier ouvrage Mon cerveau, ce héros, la philosophe et membre du collectif La Main à la Pâte Elena Pasquinelli revient sur ces neuromythes qui sont issus directement d’une application trop hâtive et d’une vulgarisation trop peu précautionneuse des résultats en neurosciences:

Tout en nous inondant d’informations, la couverture médiatique des études sur le cerveau est susceptible d’omettre des informations pertinentes

Elena Pasquinelli

«Tout en nous inondant d’informations, la couverture médiatique des études sur le cerveau est susceptible d’omettre des informations pertinentes –concernant notamment la façon dont les résultats des expériences sont obtenus, les images du cerveau produites et interpréptées. […] L’ignorance des connaissances de base sur l’élaboration des images du cerveau peut induire en erreur le profane en lui faisant croire que l’image qu’il voit du cerveau est analogue à une photo –au Polaroid– d’une état d’activation du cerveau. »

Là où nous, profanes, voyons de petits points de couleurs censés représenter les zones actives du cerveau pour une stimulation donnée, l’image issue de l’IRM est en réalité une reconstruction scientifique, le résultat d’une «soustraction» entre l’état du cerveau pendant la stimulation et de celui lorsqu’il est «au repos». Cette méthode induit par exemple qu’une multitude de zones potentiellement impliquées dans la stimulation ne sont pas prises en compte car déjà actives au repos. La difficulté de définir pour tous les individus, dans toutes les expériences de tous les laboratoires du monde un même état de «repos» étant une autre difficulté majeure de la méthode.

Quoi qu’il en soit, les dissensions entre sciences de l’éducation et neurosciences ont pris ces dernières années une place telle que le service de Veille scientifique et technologique de l’Institut français de l’éducation lui a consacré en 2013 un important dossier, «Neurosciences et éducation: la bataille des cerveaux», montrant en particulier l’ignorance réciproque des chercheurs en neurosciences et en éducation des méthodes et résultats de l’une et l’autre des disciplines. Ceci conduisant bien souvent les premiers à «réinventer le fil à couper le beurre» des sciences de l’éducation et les seconds de contribuer à la propagation d’interprétations erronnées des résultats en neurosciences consolidant ainsi les neuromythes. Dans un article de mai dernier, la même équipe de l’Institut français d’éducation réfléchissait à la façon d’organiser un mariage heureux entre science de l’éducation et neurosciences, où chacun s’appuyerait sur l’autre, en en reconnaîssant les avantages et les limites.

Si on ne peut que saluer cette marche vers l’interdisciplinarité, il semble néanmoins légitime de s’interroger sur les espoirs que portent ces deux disciplines dans leur volonté d’ancrer le plus solidement et scientifiquement possible leurs résultats en matière d’éducation. Réussiront-elles à repenser l’école d’aujourdhui et inventer celle de demain à l’heure où des théories éducatives vieilles de près de 150 ans sont encore qualifiées d’éducation «nouvelle» et considérées comme révolutionnaires? Sont-ce vraiment des preuves scientifiques qui nous manquent depuis toutes ces années pour oser expérimenter au-delà des sentiers battus? Ou n’y aurait-il pas d’autres enjeux, politiques, sociaux, mettant en cause le désir ancestral des sociétés à contrôler l’éducation des plus jeunes au nom du bien commun mais aussi et surtout dans le but d’asseoir et perpétuer leur propre vision idéologique?

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