Culture

Si Trump et Clinton sont les héros du «Saturday Night Live», c'est à cause de Calvin

Temps de lecture : 6 min

Et si, contre toute apparence, les sketches douteux des deux candidats américains devaient tout au théologien protestant et à ses héritiers puritains du XVIIe siècle?

Donald Trump sur le plateau du Saturday Night Live (Capture d'écran YouTube)
Donald Trump sur le plateau du Saturday Night Live (Capture d'écran YouTube)

En voyant Donald Trump mouliner des bras et rouler sa bouche en cul-de-poule ou Hillary Clinton jouer le rôle d’une barmaid réconfortant une comédienne (glissée, elle, dans la peau... d’Hillary Clinton) au «Saturday Light Live», on pourrait facilement caricaturer la politique américaine dans sa dérive vers le tout-spectaculaire, vers le divertissement vulgaire. Cette tendance du débat politique américain pourrait pourtant tout aussi bien s’enraciner dans la tradition réformée et dans la pensée de Jean Calvin, ce théologien français au caractère pourtant rigide, qui inspira depuis son refuge de Genève une des tendances les plus puissantes de l’univers protestant au XVIe siècle.

Donald Trump en tête de gondole du «Saturday Night Live» le 7 novembre.

La pensée de Calvin dresse un portrait plutôt sombre de l’existence du chrétien. Intégralement corrompu par le péché originel, lors duquel il s’est détourné de Dieu, le mortel ne peut être sauvé que par la Grâce, c’est-à-dire le don de la vraie foi. Et tout le monde ne trouvera pas le salut: de toute éternité, le Tout-puissant a décidé de qui figurerait parmi les élus ou parmi les damnés, et ce sans égards pour les œuvres accomplies sur Terre, qui ne peuvent en aucun cas lui forcer la main .

Les Américains, réformés donc «irrespectueux»?

Dans son ouvrage fondateur L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, paru en 1905, le sociologue allemand Max Weber évoque ainsi le rejet calviniste de toute «idolâtrie de la créature» (c’est-à-dire l’homme), perçue par les fidèles comme une insulte jetée sur la gloire de Dieu. Dans une note de bas de page, il explique que cette conception ascétique ne peut que pousser à adopter une attitude hostile à l’égard de l’autorité et des institutions. Weber rappelle que, chez les calvinistes, cette hostilité se décline à travers l’idée que «seul le Christ doit régner dans l’Eglise» et non le pasteur, contrairement au catholicisme pour lequel l'ascèse se trouve contenue dans l’obéissance due au prêtre:

«Le "retournement" de ce principe dans l’ascétisme protestant fonde historiquement le caractère propre de la démocratie contemporaine chez les peuples influencés par le puritanisme, en contraste avec celle des peuples d'"esprit latin". Il constitue aussi, en partie, l’arrière-plan historique des attitudes "irrespectueuses" des Américains, si irritantes ou si réconfortantes selon les uns ou les autres.»

La télévision, terre de contrastes

Jean Calvin, par un peintre anonyme. Toile conservée à la bibliothèque de Genève.

En clair, ces approches différentes de l’idée de discipline morale dans sa conduite personnelle auraient engendré des schémas politiques distincts entre les pays majoritairement catholiques et ceux majoritairement protestants, façonnés par le puritanisme. Chez les premiers, la tonalité générale de la scène publique est plutôt compassée et solennelle, le rapport de l’électorat à ses dirigeants marqué par le respect pour les institutions qu’ils incarnent, bien que la relation soit souvent féroce à l’égard des personnalités politiques en tant que telles; chez les seconds, le comportement doit au contraire se conformer à une familiarité décomplexée, tandis que l’opinion nourrit une relation plus directe avec ses élites (en tout cas sur le papier).

La vision de la télévision entretenue par les politiques des deux côtés de l’Atlantique a récemment illustré ce contraste. Alors que Hillary Clinton, donc, passait un coup de torchon dans des verres devant une mauvaise imitation d’elle-même et que Donald Trump faisait mine de s’interviewer tout seul devant son miroir avec le concours de l’animateur et humoriste vedette Jimmy Fallon, Nicolas Sarkozy (dont la retenue n'est pourtant pas toujours le fort) et François Fillon refusaient de participer à l’émission de Laurent Ruquier. Pas assez «solennelle» pour l’un, trop «people» pour l’autre.


Hillary Clinton face à Kate McKinnon dans le «Saturday Night Live».

Les Etats-Unis, une odyssée puritaine

Un détour historique s’impose pour comprendre comment un tel fossé a pu se creuser. Dans les années 1530, alors que le Pape oppose une fin de non-recevoir à sa demande d’annulation de son mariage avec Catherine d’Aragon, le roi d’Angleterre Henri VIII se proclame chef suprême de l’Eglise d’Angleterre et rompt avec Rome. Il acte ainsi la naissance de l’anglicanisme et l’entrée du monde anglo-saxon dans la Réforme protestante.

Mais face au maintien des évêques et à la diffusion postérieure de la doctrine arminienne, qui ménage le libre-arbitre de l’homme face à la prédestination calviniste, les protestants anglais les plus rigoureux réclament une purification des moeurs comme de la société: on les appelle bientôt les puritains, et les autorités les prennent en grippe. D’autant qu'ils manifestent une ambition nouvelle, difficilement compatible avec l’ordre social existant: celle d’instituer une Jérusalem terrestre, une cité parfaite du point de vue biblique, ici et maintenant.

Selon François Dermange, professeur d’éthique ordinaire à la faculté de théologie protestante de l’université de Genève, c’est le contenu politique du puritanisme qui est à l’origine de la profonde fracture qui a lieu à l'époque outre-Manche:

«Les puritains voulaient séparer radicalement l’État et le principe religieux. Les Anglais ne l’ont jamais fait, notamment parce que le roi, chef de l’Église, se situe au-dessus des confessions de foi, des controverses religieuses mais que l’État ne se désengage pas des affaires spirituelles. Thomas Hobbes dira que les calvinistes sont des gens dangereux car ils veulent que le contrôle des mœurs échappe au pouvoir.»

A partir de 1630, et tout au long du XVIIe siècle (si l’on excepte la parenthèse de la république de Cromwell, qui se donne pour mission d’imposer le puritanisme en Angleterre), on assiste à un mouvement d’exil de grande ampleur des puritains vers les colonies d’Amérique du nord. C’est l’odyssée du Mayflower, dont les passagers fondent l’État du Massachussetts.

«On a fini par confondre désacralisation et dérision»

Sculpture d'un puritain tardif de la fin du XIXe siècle par Augustus Saint-Gaudens, conservée au Smithsonian Museum (Washington, D.C)

L’esprit calviniste, qui a nourri le puritanisme, se situe aux racines de la politique américaine. Pour le théologien de Genève, penser l’exercice du pouvoir et le contrat social comme tenant d’un seul bloc n’a aucun sens. Ceux-ci se divisent selon lui entre le souverain, le peuple et la loi, expression de la volonté divine à travers le peuple, et il est toujours nécessaire de vérifier la légitimité du politique au regard de la loi.

Une nécessité bien assimilée par les Etats-Unis, notamment à travers le pouvoir très important confié à la Cour suprême: «Le Français Théodore de Bèze, héritier de Calvin, dit même que si le roi ne respecte pas la loi, il faut pouvoir le tuer. Mais indépendamment de ça, on tient dans ces caractéristiques les bases de la désacralisation du pouvoir chez les protestants, et du régime politique des Américains. En ce sens, ce qu’écrivait Weber était juste», estime François Dermange.

Affirmer que la politique menée par son gouvernement est toute autre chose que la vérité révélée a largement contribué à fonder le débat démocratique moderne et a influencé tant le parlementarisme anglais que la république fédérale des Etats-Unis. La limitation des prérogatives du gouvernement a quant à elle permis la floraison des libertés individuelles. Mais la désacralisation du pouvoir politique et les attitudes «irrespectueuses» prêtées par Max Weber aux Américains en 1905 font-elles des personnages médiatiques et spectaculaires de Donald Trump et d’Hillary Clinton les enfants cachés d’un Calvin revu par le puritanisme? François Dermange répond:

«Le lien existe mais sous une forme perverse. On a fini par confondre désacralisation et dérision. On est passé d’un État de droit à la démocratie d’opinion où la comédie et la personnalité prennent plus de place que les idées. La théâtralisation du politique est aux antipodes de ce que voulaient les puritains eux-mêmes.»

Les puritains se méfiaient d’ailleurs comme de la peste des arts et tout particulièrement du théâtre, qui représentent, voire célèbrent, les passions. Des élans dont ils craignaient qu’ils ramènent à la chair et éloignent de Dieu.

Ce détournement se réalise d’autant plus facilement que les éléments de la culture protestante ne sont plus que rarement interprétés à travers le prisme d’un attachement profond à la religion: «Au moment de l’invasion de l’Irak, Bush avait été convoqué par sa paroisse pour répondre de son initiative, puis condamné. Il ne s’y était pas rendu», illustre François Dermange qui poursuit, devant le spectacle de ces politiques qui viennent chercher l’onction populaire en jouant la carte de la «déconne» médiatique:

«Nos démocraties sont en train de changer de visage. On peut se demander si on n’est pas en train de resacraliser le pouvoir en croyant le désacraliser, car on ne pense plus, on n'interroge plus les bases de sa légitimité.»

Donald Trump s'amuse avec Jimmy Fallon dans le «Tonight Show».

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