Ce sont de petits signes, qui se multiplient. Des signaux faibles qui émettent de plus en plus forts. Observons-les ces tout derniers jours, ils témoignent du durcissement de la société française, d’un durcissement qui s’accentue.
Deux jours durant, l’image des deux cadres dirigeants d’Air France, brutalisés, chemises arrachées, a saturé l’espace médiatique. Deux jours durant, les condamnations les plus fermes («inexcusable», «voyous») se sont succédées, dans la surenchère politique et l’unanimité médiatique. Or, qu’en pensent les Français, quarante-huit heures plus tard? 54% d’entre eux comprennent, sans approuver, que «ces cadres dirigeants aient été agressés physiquement par des salariés en colère», (c’est la formulation de la question de l’Ifop, publiée ce dimanche dans Sud-Ouest, vioir ci-dessous); 8% approuvent franchement et 38% seulement condamnent. Une majorité de Français conçoit donc qu’on puisse en arriver là, quand on est menacé de licenciement.
C’est toujours significatif quand une majorité de l’électorat va à ce point à l’encontre d’élites et représentants unis dans la réprobation morale. C’est le cœur du salariat, catégories intermédiaires, employés et ouvriers, qui comprend le plus ces agressions et les condamne le moins. Le cœur du salariat, c’est-à-dire celui qui est le plus exposé à la menace du chômage et à la baisse de son niveau de vie et qui représente près des trois-quarts de la population active. Et c’est aussi à gauche de l’électorat que la compréhension est la plus forte (62%) et la condamnation la moins répandue (28%), alors que le Premier ministre en a fait une affaire personnelle, en venant au siège d’Air France soutenir les dirigeants maltraités.

Montée de l'incivilité
À la vue de ces cols blancs déchirés, exfiltrés en urgence, bien des «virés» de la société française, et leurs entourages, ont dû, de façon coupable, ricaner un peu. La brutalité économique de notre société, que les élites mesurent mal, en est la raison. Cette colère rentrée est la rançon de l’impuissance face à l’insécurisation économique; elle peut jaillir par procuration comme ici, ou quand l’occasion se présente –le vote par exemple.
Violence qui se traduit aussi dans les relations quotidiennes, c’est à dire dans la civilité –on devrait dire l’incivilité, de tous les jours. Bien des études qualitatives, non publiques, le montrent depuis quelques années, tout comme les réseaux sociaux: ce n’est pas de dégradation matérielle, mais d’irrespect, souvent verbal, qu’il s’agit. Le Parisien de ce lundi 12 octobre en offre un témoignage saisissant: «Plus d’un enseignant sur deux souscrit une assurance pour bénéficier d’une assistance juridique en cas d’incident avec les élèves ou leurs parents.» Un enseignant sur deux! Dans l’enquête, on comprend qu’il s’agit surtout du harcèlement des parents, selon les témoignages des profs et de l’expert interrogé. Ainsi cette institutrice du Val-d’Oise qui s’est fait accuser (à tort) par des parents d’avoir frappé leur fils...
«On est chez nous»
Autre exemple de violence mal contenue: la manif et la contre-manif organisées samedi à Brest, devant une mosquée de la ville. L’imam de cette mosquée s’est fait connaître par des déclarations très douteuses, notamment sur la «musique aimée du diable», qui «transformera ceux qui la chantent, en singes ou en porcs» ainsi que par sa présence au fameux salon musulman de Pontoise, où il était question de la femme musulmane (mais pas forcément de son émancipation). Des organisations identitaires bretonnes se sont donc réunies, au cri de «on est chez nous», comme dans les meetings du Front national (cri qu’on entend aussi dans les vidéos montrant l’entrée du «commando» au comité d’entreprise d’Air France). Quelques centaines de mètres plus loin, des «antifascistes» dénonçaient l’islamophobie de la manifestation, sans cautionner les propos de l’imam.
Drôle de face-à-face, à notre connaissance sans précédent. Les actes hostiles aux mosquées ont brutalement augmenté depuis janvier dernier, on le sait; mais, ici, il s’agissait d’une manifestation au grand jour, clairement politique. L’opinion majoritaire (56%) jugeait certes, en février dernier, que l'islam est une menace pour la République, (baromètre Cevipof de la confiance). Mais jusqu’à présent, personne n’avait appelé à manifester devant une mosquée, pour exiger sa fermeture, et contre un imam, aussi détestables que soient ses déclarations.

Protectionnisme social
La crise des migrants a clairement durci l’opinion française, comme la réactivation de la menace terroriste, depuis l’attentat manqué du Thalys. L’émotion suscitée par l’image du petit garçon mort sur une plage turque a atténué un refus d’abord très majoritaire. Il n’empêche, un sondage peu commenté, publié dans Valeurs actuelles la semaine dernière (lire ci-contre), fait froid dans le dos : la préférence nationale en matière de protection sociale y est nettement approuvée (67%).
Que l’essentiel des électeurs du FN y soient favorables surprend peu: ce «protectionnisme social» est une des marques de fabrique du FN. Que 80% des électeurs de la droite classique le soient aussi, c’est une proportion impressionnante et plus surprenante. Mais que plus de 40% des électeurs proches du PS, et même un tiers à la gauche de la gauche, en soient d’accord, voilà qui laisse songeur. L’été et la rentrée ont pourtant montré que les migrants ne recherchaient pas beaucoup la France, mais plutôt les pays –Grande-Bretagne et Allemagne, pays scandinaves, en situation de plein emploi, où l’on peut trouver des petits boulots, précaires ou mal payés, mais du boulot. Cela n’a pas suffi à contrarier l’idée trop ancrée que la France est ce pays de cocagne que tous les malheureux du monde veulent rejoindre pour mieux se reposer de leurs malheurs, aux frais des contribuables français. Et que là réside l’explication –immigration, assistanat– des déficits français et des impôts qui ont fortement augmenté.

Un durcissement continu
Le ressentiment se tourne tantôt vers le haut de la société, comme avec Air France, d’autres fois vers le bas, là où les immigrés et leurs enfants français ont le mauvais goût d’être plus souvent chômeurs que les autres, et comble de malchance, souvent musulmans.
Ce n’est pas que la France s’ennuie, en 2015, oh non! Elle ne s’ennuie pas du tout, elle s’exaspère. Elle s’inquiète que le monde se dérègle et s’exaspère que ces dérèglements viennent remettre en cause son niveau de vie et ses modes de vie, menacer ses emplois, sa «sécu» et ses mœurs. D’où ce durcissement continu, comme le montre le graphique du Cevipof ci-contre, d’une partie grandissante du pays, celle qui est exposée à toutes les crises et à tous les déclassements.
Cette France-là est à cran. Lui dire «ce n’est pas bien» sera insuffisant.