Politiken, l'un des principaux quotidien danois a publié, le 16 septembre 2009, en supplément gratuit l'intégralité du livre de Thomas Rathsack, Jæger - i krig med eliten (Chasseur - en guerre avec l'élite). Cet ouvrage constitue le témoignage d'un ancien soldat danois qui a participé à des opérations sensibles menées par les troupes d'élite du contingent de la Couronne en Afghanistan. Le livre devait initialement sortir le 24 septembre chez l'éditeur People's Press, mais le ministère de la Défense avait demandé aux tribunaux son interdiction, estimant qu'il révélait des secrets d'Etat susceptibles de mettre en danger la vie des soldats danois. Suite à sa diffusion par Politiken et sur Internet, le tribunal des référés de Copenhague a finalement autorisé la publication du livre le 21 septembre.
L'affaire n'a pas fait grand bruit dans les médias européens, mais elle soulève à nouveau la question du rapport de la presse au secret défense. Le concept sert encore aujourd'hui à justifier l'emprisonnement de bon nombre de journalistes dans des Etats peu respectueux de la liberté de la presse. Mais comme l'affaire danoise nous le rappelle, le secret défense reste également efficace au sein des régimes démocratiques trouvant un écho dans la lutte antiterroriste, certes légitime, mais qui justifie aujourd'hui le classement toujours très rapide d'un ensemble d'informations relevant directement de l'intérêt public.
Invoquant cette même lutte antiterroriste, l'Union européenne a fait accepter à ses citoyens, et à la presse tout particulièrement, des restrictions de plus en plus draconiennes à la liberté d'informer. La liste des sujets dits sensibles ne cesse de s'alonger. La résistance des médias est heureusement encore active. Mais n'est-elle pas en passe devenir de plus en plus minoritaire lorsque la quasi-totalité des quotidiens danois se conforme à l'injonction d'une armée qui tente d'imposer la maîtrise de sa communication?
Prétendre, comme l'a fait l'armée danoise, que les informations parues dans le livre mettraient en danger la vie des soldats relève en grande partie de l'hypocrisie. Le taux d'alphabétisation en Afghanistan est en chute libre, et le danois, langue dans laquelle est paru l'ouvrage, reste une langue encore peu usitée par les taliban et les milices combattues par les unités de l'OTAN, qui elles n'ont pas besoin de l'ouvrage de Thomas Rathsack pour mener les opérations militaires en Afghanistan sans garantie d'y installer une paix durable.
Reste donc que l'armée danoise, et l'OTAN avec elle, voient d'un mauvais œil un témoignage qui pourrait nourrir les débats ouverts dans plusieurs Etats membres de l'Union européenne sur la présence de contingents nationaux en Afghanistan. Or dans le cadre de ce débat, il apparait tout à fait opportun de laisser à ceux qui ont vécu le conflit de près la possibilité de décrire leur expérience et d'entendre leurs points de vue.
On peut probablement adhérer à l'idée qu'au nom de la défense du territoire, certaines informations ne puissent être communiquées qu'à un cercle restreint de décideurs. Mais si les informations classées secret défense le sont réellement, il appartient aux autorités de garantir leur confidentialité. Dans la plupart des cas, et dans ce domaine plus particulièrement, la presse reçoit des informations sans pour autant les solliciter. Elle n'a alors aucune obligation d'en conserver la confidentialité. Ce choix doit être fait librement et ne peut en aucun cas faire l'objet d'une pression aussi évidente de la part des autorités.
Comment, dès lors, expliquer que la presse danoise, pourtant connue pour sa liberté de ton et son indépendance, ne se soit pas plus intéressée au témoignage de Thomas Rathsack et qu'elle se soit si facilement conformée à la tentative de censure de l'armée? La publication des caricatures de Mahomet n'était elle pas tout aussi «risquée» pour les troupes et pour les ressortissants danois à l'étranger? Que faut-il voir dans ce curieux conformisme? La simple marque d'un patriotisme librement consenti mais toujours discutable ou un soutien indirect, mais prononcé, au nouveau secrétaire de l'OTAN, Anders Fogh Rasmussen, ancien Premier ministre danois, qu'on souhaite ne pas trop embarrasser dans ses nouvelles fonctions?
Comme le confiait Toger Seidenfaden, rédacteur en chef de Politiken à Reporters sans frontières, le livre de Thomas Rathsack est le premier ouvrage à décrire le rôle des forces spéciales en Afghanistan et en Irak, et à s'interroger sur les modalités de certaines opérations ainsi que sur le transfert de prisonniers à l'armée américaine par des soldats danois. Autant de questions concrètes qui justifient un débat public.
C'est heureusement ce raisonnement qui a conduit la justice danoise à autoriser la publication du livre. Cohérente avec les principes qui garantissent la liberté d'expression et d'information, la justice sauve logiquement et heureusement cette liberté-là. Un rôle que Politiken et People's Press n'auraient pas dû assumer seuls, en faisant - un comble !, l'objet de critiques et de condamnations de la part de leurs confrères curieusement très suivistes.
L'armée est au service des peuples. La presse également. Espérons qu'au Danemark comme ailleurs, elle veille à ne pas se tromper de sacerdoce ou de maîtres.
Olivier Basille, directeur du bureau de Reporters sans frontières à Bruxelles
Image de Une: Troupes danoises en opération au sud de l'Irak Reuters