Une interview qui part en sucette, ça arrive tout le temps. Prenez Bertrand Belin. Je m’attendais à ce que ce grand bonhomme à la voix basse soit aussi économe de ses mots que dans ses chansons. C’est exactement l’inverse. L’auteur qui taille ses chansons à la serpe et qui n’en laisse qu’un squelette est en fait un bavard patenté. Et son propos foisonnant est aussi passionnant que ses chansons ascétiques. Alors, j’ai vite laissé tomber mon idée de cartographie de son nouvel album (Cap Waller, sorti le 9 octobre 2015) pour suivre Belin dès qu’il m’a dit «tout ça donne l’aspect d’un rock un peu Mondrian». Ce qui expliquait mais TELLEMENT bien son parcours musical et son envie d’épure. «C’est la correspondance picturale de la musique que j’ai dans la tête.» Et donc, ça, c’est Mondrian:
Composition en rouge, jaune, bleu et noir de Piet Mondrian (huile sur toile, 1926) | via Wikimedia Commons (domaine public)
Et ça, c’est «Folle Folle Folle», extrait de Cap Waller de Bertrand Belin:
Aux origines de l’abstraction de Bertand Belin, il y a un groupe: Les enfants des autres. Et un disque, Graines et Bulbes, sorti en 2000, qui avait sauté aux oreilles des mélomanes indépendants. Les influences étaient clairement marquées par John Zorn, Marc Ribot et les esprits libres qui hantaient la scène de la Knitting Factory de New York. On retrouve dans les mélodies de Belin cette touche répétitive, presque «répétitive» mais sans l’instrumentarium qui caractérisait le groupe.
Aujourd’hui, ce que l’on retient de Belin, ce sont les répétitions de mots. Mais il ne faudrait pas oublier celles qui tissent ses mélodies en apparences si simples: «Mes musiques fonctionnent un peu comme des cellules, des motifs, c’est vrai. Les chansons sont assez osseuses. On peut mettre les mains à l’intérieur.» Mais encore? Bertand Belin veut en fait travailler avec des moyens contraints, guitare, basse, batterie et un peu de synthé parfois:
«J’ai aussi voulu limiter les timbres également. C’est vrai que tout ça donne un peu l’aspect d’un rock Mondrian. C’est une quête picturale qui me conduit à composer des chansons comme ça. Ce n’est pas vrai pour toutes les chansons, mais “Folle Folle Folle” ou “Douves” sont pensées comme des tableaux modernes…»
À l’heure où l’on a l’impression que l’on ne cesse d’ajouter des sons, des samples, des instruments dans la musique, Belin enlève de la matière
(Vous pouvez écouter ici l’intégralité de l’album et notamment «Douves».)
Monochromie
Tout ça fait sens. Les premiers disques de Belin sont assez classiques dans leur écriture. Mais on remarque déjà une voix belle et grave et un jeu de guitare singulier. La patte s’affine avec Hypernuit (2010). Le texte se resserre et les motifs musicaux se précisent: «C’est un chemin que je suis avec passion. Ce n’est pas un projet de vie ou une grande déclaration. Mais petit à petit, je me suis dit que c’est comme ça que je voulais m’exprimer. De plus en plus avec le silence.» Et comme un contre-exemple absolu, le morceau «Je parle en Fou» sort dans la foulée du nouvel album en suivant une trame musicale répétitive alors que le texte, lui, se déverse abondamment avec des répétitions cycliques.
«En fin de compte, c’est une quête formelle que les autres arts ont exploré depuis longtemps. Le roman, la peinture ou la poésie contemporaine traitent ou ont traité de la disparition du sujet, l’abstraction ou la monochromie. Se servir de la matière comme épiphanie…» Voilà le manifeste de Bertrand Belin. À l’heure où l’on a l’impression que l’on ne cesse d’ajouter des sons, des samples, des instruments dans la musique… Belin enlève de la matière. Exactement comme le street artiste Vihls qui creuse dans le béton pour faire apparaître des visages. Si l’on se rappelle le clash entre Gainsbourg et Beart, il ne fait aucun doute pour Belin que la musique est un art tout court qui peut être pratiqué de toutes les manières. Comme la peinture.
Aujourd’hui, dès les premières mesures de Cap Waller, on le reconnait dès la première mesure. Son timbre de voix est devenu sa signature. Et son écriture répétitive est un axe de travail. «La forme que prend mon jeu de guitare suit le même chemin que le reste. Moi ce que j’aime jouer à la guitare, c’est Hank Williams. Je joue aussi de la musique irlandaise au violon. Je suis très attaché aux musiques folks. Mais quand je compose mes chansons à la guitare électrique, je veux faire ça.» Et pour ça, il a besoin de penser aux arts voisins: photos, peinture… Il pense occupation du cadre, poids ou masse pour le traduire en chansonnettes. Comme un peintre qui manquerait de peinture ou de toile, il veut utiliser les ressources avec parcimonie.
Paroles habitées
Et ça donne des paroles comme ça: «Depuis le temps, depuis le temps, je n’attends plus personne. Que tu dis que tu dis que tu dis.» L’air de rien, Belin vous balance une chanson incroyablement habitée sur la solitude.
Pour Belin que la musique est un art tout court qui peut être pratiqué de toutes les manières, comme la peinture
Bertrand Belin anticipe les critiques: «Ne croyez pas que le fond est pas totalement abandonné à la forme, même si on pourrait croire que je joue avec des losanges et des carrés. Je ne prends pas mes mots au hasard. Les textes sont au centre de mes préoccupations.» Mais il faut s’y pencher très fort pour en saisir le sens, exactement comme avec une chanson en anglais. «Quand j’écoute Dylan ou McCartney, je n’en saisis pas toujours le sens, explique le chanteur. Mais quelques mots se distinguent, m’accrochent et avec eux, je me construis ce que je pense être la chanson.»
Il faut se laisser envelopper par ces textes construits et fantomatiques. Chacun peut se construire sa chanson, se laisser happer par un mot. Belin est tout sauf dans l’injonction. Ses chansons ne disent jamais «aime», «résiste» ou «achète». «Je trouve ça bien de dire les choses autrement, pour apporter un peu de variété. C’est une autre proposition…» N’allez pas lui dire qu’il est un chanteur ésotérique. Quiconque écoute un peu attentivement peut déceler le sens. Un mot sera la clef, pas la même pour tout le monde. «Et d’un coup, on peut comprendre par exemple, que l’on est dans le cadre d’une rupture et clac clac tout se remet en place… Un peu comme les vertèbres dans le corps humain. Il n’y a pas de sens caché. J’utilise des mots simples.» Ce faisant, Bertrand Belin continue d’être mystérieusement clair.