Dans l'Éducation nationale, les profs sont depuis quelques années, plus qu'incités, sommés d’utiliser les outils informatiques avec leurs élèves le plus souvent possible. Et dans cette course aux nouveaux ordinateurs, aux nouveaux logiciels, les enseignants de toutes les disciplines devraient regarder du côté des maths, et faire attention à ne pas se retrouver dans la même ornière que nous avec les calculatrices.
En France, l’usage de la calculatrice est depuis longtemps imposé. On en exige une à l’entrée au collège qui, outre les quatre opérations, permette de calculer des racines carrées ou des cosinus. On en exige une autre au début de l’année de seconde, avec mille touches impressionnantes dont aucun lycéen normalement constitué ne peut deviner seul la signification. Spoiler: à la louche, les deux tiers de ces touches ne serviront jamais, sauf peut-être aux élèves de terminale scientifique. La calculatrice de lycée (dites aussi «calculatrice graphique», ou «calculatrice programmable») est un outil difficile à dompter, plutôt austère de prime abord, et cela ne semble pas devoir changer d’ici peu.
Imaginez-vous dans la peau d’un élève de seconde. Votre prof de maths vous explique avec enthousiasme que faire l’acquisition d’une calculatrice de lycée est fondamental si vous souhaitez réussir votre année et celles qui suivront, parce que celle-ci vous permettra de réaliser tout un tas de trucs hyper compliqués en un clin d’œil. Achetez-la, ou vous serez largué. Achetez-la maintenant, et pas dans six mois. Elle coûte cher? Certes, mais c’est un investissement sur trois ans. Allez, achetez-la.
Ce discours, je le tiens, tout comme mes collègues. J’aimerais pouvoir dire autre chose à mes élèves, mais cela semble presque impossible. Tant que les élèves de France n’auront pas d’accès à l’informatique (avec ou sans internet) comme c’est par exemple le cas de leurs homologues danois, je suis condamné à insister pour qu’ils continuent à se procurer ce gros boîtier noir ou bleu dont la plupart des élèves n’utilisera qu’une infime partie des possibilités. Pas question qu’ils se retrouvent au chômage technique devant certaines questions posées dans les devoirs surveillés. Puisqu’on ne leur permet que ça, alors, oui, il leur faut une calculatrice.
Le mode examen, la triche, l'avenir
Jusqu’à l’année dernière, parce que je connais le prix pas franchement anecdotique de ces machines-là, j’insistais lourdement sur le fait que la calculatrice utilisée cinq ou dix ans auparavant par la grande sœur ou le grand frère ferait certainement très bien l’affaire. Mais voilà: un décret apparu au printemps 2015 affirme que les bonnes vieilles Casio Graph35 ou TI-83 seront interdites dès le bac 2018 (celui que passeront, sauf redoublement ou réorientation, les élèves actuellement en seconde). Seules sont désormais autorisées les calculettes de base (non programmables) ainsi que les calculatrices de lycée dotées d’un mode examen.
Le mode examen? Une fonctionnalité qui efface définitivement tous les programmes figurant à l’intérieur d’une calculatrice. Ce mode devra être activé durant les épreuves du bac (activant un voyant clignotant destiné aux surveillants de salles) afin d’éviter que les élèves puissent avoir accès à des programmes renfermant bien trop souvent de gigantesques antisèches (on y tape ses formules une fois pour toutes afin de ne pas avoir à les apprendre). Bye bye les calculatrices ancienne génération.
Très vite, les professeurs de mathématiques ont été informés de l’arrivée prochaine sur le marché de ces calculatrices munies du mode examen, fournies par les trois grands constructeurs de calculatrices du maché français: Texas Instruments, Casio et Hewlett Packard. Quelques semaines plus tard, comme mes collègues, j’ai commencé à recevoir régulièrement des messages de la part de ces marques afin de nous informer de la disponibilité de leurs nouveaux modèles. L’une des trois marques semblait particulièrement insistante: Texas Instruments, menant sa barque de façon si sobre et si efficace qu’il semblait difficile de résister à une telle campagne de séduction. Non seulement les nouvelles calculatrices de chez Texas incluent le mode examen, mais elles ont subi une cure de jouvence question design (avec même un écran rétro-éclairé pour faire briller les yeux des jeunes matheux).
Des prix qui ne chutent pas
Dans un article récemment publié sur le site Mic, le journaliste Jack Smith IV revenait sur le quasi monopole de Texas Instruments sur le marché de la calculatrice de lycée (93% des ventes aux États-Unis sur l’année scolaire 2013-2014) ainsi que sur le prix astronomique des machines proposées. Smith mettait en parallèle la chute impressionnante du coût du Kindle ou de l’iPod depuis leur création avec l’arrogante stabilité affichée par les prix des calculatrices de la marque américaine (dont la TI-82 et la TI-83 sont les emblèmes). Aux États-Unis, et à capacité similaire, certaines calculatrices de chez Texas Instruments coûtent près de trois fois plus cher que leurs concurrentes de chez Casio. La marque continue pourtant à truster la première place, ce que l’on peut résumer par l’affirmation d’un prof de maths interrogé dans l’article:
«Voilà ce que je dis aux gamins qui doivent acheter une calculatrice graphique: “Vous connaissez la différence entre Casio et Texas? Le marketing.”»
Chez Texas Instruments, le but implicite est de transformer les professeurs en «évangélistes» de la marque
Aux États-Unis, Texas Instruments a mis en place un gigantesque programme nommé T3 (Teachers Teaching for Technology), qui vise à fidéliser toujours plus d’enseignants en leur offrant des stages de formation aux calculatrices de leurs marques. Le but implicite que l'on devine sans mal est de transformer ces professeurs en véritables représentants de la marque, dont ils répandront la bonne parole auprès de leurs collègues (Jack Smith IV emploie le mot «évangélistes»).
En France, Texas Instruments applique le même genre de méthode, parce qu’il ne sert presque à rien de faire de la publicité auprès des élèves. Les professeurs ont la liberté d’exiger telle ou telle marque, tout en restant dans les gammes de prix les plus «raisonnables» (notez les guillemets). Mais ce qu’ils souhaitent avant tout, c’est que tous leurs élèves disposent du même modèle de calculatrice. Chez Casio, Texas et HP, les options ne se configurent pas dans les mêmes menus, les commandes de programmation s’obtiennent de façon différentes, l’ordre dans lequel écrire certaines formules diffère. Trop pénible de devoir expliquer deux ou trois méthodes à la même classe. Alors on tente d’uniformiser, non seulement dans chaque classe, mais au final dans tout l’établissement. Texas Instruments l’a bien compris et joue cette carte à fond.
À la fin de la dernière année scolaire, la marque nous a fait une fleur, à mes collègues et moi-même, en nous offrant à chacun la TI-83 Premium CE, moderne, rétro-éclairée, avec le mode examen intégré (d'une valeur d'environ 80 euros). Quelle consigne croyez-vous que nous avons donnée à nos élèves à la rentrée? Nous avons été faibles. En offrant à quatre enseignants leur instrument de travail, TI s’assurait de vendre tôt ou tard plus de 200 nouvelles machines dans notre seul établissement.
Le faux besoin de calculatrices
Toujours dans l’article de Mic, le même prof de maths dit se «sentir sale». «On affirme aux parents qu’il faut acheter une calculatrice, alors que je sais très bien que je peux m’en passer pour enseigner». Je ne peux que souscrire à cette réflexion.
En classe de seconde, lorsqu’on demande aux élèves d’écrire un algorithme ou de simuler un lancer de dés, on leur montre comment faire sur leur calculatrice, parce que chacun est censé en avoir une dans son sac à dos. Mais considérons les choses à l’envers: si les élèves venaient sans calculatrice, serions-nous au chômage technique? Évidemment non: il suffit pour cela que les établissement mettent suffisamment d’ordinateurs à disposition. Souvent, celui de l’enseignant, couplé à un vidéo projecteur, remplace avantageusement trente calculatrices hors de prix.
Dès la classe de première, c’est effectivement une autre paire de manches. Certains chapitres (et notamment ceux liés aux lois de probabilités telle que la loi normale ou la loi binomiale) semblent nécessiter absolument de pouvoir faire appel à une calculatrice de bonne qualité. Mais déplacer l’obligation d’achat d’une calculatrice programmable de l’année de seconde à la première permettrait déjà d’éviter à certaines catégories de lycéens (les futurs élèves de première littéraire, ou ceux qui seront réorientés à l’issue de la seconde) d’effectuer un achat coûteux et inutile.
Une fois encore, dans les conditions actuelles, je me vois mal dire à mes lycéens et lycéennes des filières générales et technologiques qu’ils ont le droit de se passer d’une calculatrice programmable: à coup sûr, un choix aussi radical leur ferait perdre au moins deux points sur vingt lors de l’épreuve de mathématiques. Mais j’attends avec impatience le jour (pas encore très proche hélas) où nos élèves auront des ordinateurs à disposition lors des devoirs et des examens, sur le modèle danois. Cela leur évitera d’être les vaches à lait de Texas Instruments, Casio et HP, et cela permettra aux profs pour qui ça compte de ne plus avoir l’impression d’être les VRP bénévoles de ces marques. Des marques qui, si elles avaient un peu plus de considération pour leurs jeunes consommateurs, tenteraient de leur proposer des produits moins chers (d’après l’article de Mic, Texas Instruments réalise des marges supérieures à 50% sur ses calculatrices). Et vraiment plus modernes: c’est-à-dire tactiles et intuitifs, et non truffés de boutons à la manière de machines du futur telles qu'on les imaginait dans les années 1960.