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Le capitalisme «prédateur», catalyseur de l’extrémisme politique et religieux

Temps de lecture : 7 min

Les mauvais politiques économiques, les crises successives, les réformes néolibérales et le capitalisme « prédateur » sont, au moins en partie, à l’origine de la montée de l’extrême gauche en Grèce et des mouvances radicales au Moyen-Orient.

Manifestation en soutien à la Grèce à Lisbonne au Portugal, le 22 juin 2015 (REUTERS/Rafael Marchante)
Manifestation en soutien à la Grèce à Lisbonne au Portugal, le 22 juin 2015 (REUTERS/Rafael Marchante)

L’idée pourrait paraître aussi hasardeuse que maladroite. Mais le parti grec d’extrême gauche, Syriza, et les organisations islamiques ou islamistes en Afrique du nord et au Proche-Orient, partagent une chose: leur montée en puissance, quoique fondamentalement divergente dans la forme –l’une par voie démocratique, l’autre à coup de décapitations et de massacres moyenâgeux des plus ignobles– a été accélérée, au moins en partie, par des facteurs socioéconomiques communs.

Ce phénomène d’ascension –à l’instar d’ailleurs de celui également de l’extrême droite dans plusieurs pays d’Europe– puise, au-delà des dimensions idéologique, identitaire ou du sentiment d’insécurité et d’injustice, certaines de ses sources dans le vivier des crises successives qui ont secoué le monde au cours de la dernière décennie et de politiques économiques inadaptées.

L’exemple de la Grèce et du monde arabe en est une illustration assez édifiante, parmi d’autres pays et zones géographiques (Amérique latine, Afrique, etc.).

La «Triple F crisis»

En Grèce, le parti Syriza, qui recueillait seulement 5% des suffrages et 14 sièges parlementaires aux élections législatives de 2007, est de nouveau arrivé en tête lors des dernières élections organisées le 20 septembre. Avec plus de 35% des suffrages –contre plus de 36% et 149 sièges (300 sièges) en janvier dernier–, il frôle ainsi la majorité absolue. La coalition d’extrême gauche n’aurait pas connu ce bond de popularité si des facteurs exogènes majeurs et des mauvaises politiques locales n’avaient pas jonché cette presque décennie: la fameuse «Triple F crisis» (Food, Fuel and Financial) –à savoir la crise alimentaire mondiale (2007), le «troisième choc pétrolier » (2000-2008) et la crise financière internationale (2008)–, couplée à une politique d’austérité imposée à Athènes par la Troïka (2010-2015), en ont, sans doute, été d’importants catalyseurs.

La succession de chocs externes en dix ans –qui a largement pesé sur la pauvreté, la famine et les inégalités dans le monde– a provoqué, dans le cas spécifique de la Grèce, une explosion du taux de chômage, qui a bondi de 7,3% en mai 2008, quatre mois avant l’effondrement historique de Lehman Brothers, à un pic de 27,9% en juillet 2013, selon les chiffres de l’OCDE. En parallèle, le chômage des jeunes de moins de 25 ans a été propulsé de moins de 22% à plus de 58% au cours de cette même période. Quant à l’emploi partiel, il n’a cessé de gagner du terrain, passant à 10,2% de l’emploi total en 2013.

Soulèvements populaires

Cette précarité sur le marché du travail est venue s’ajouter à un creusement des inégalités, aussi bien dans l’archipel hellène qu’ailleurs dans la zone euro. L’indice de Gini, qui mesure les disparités au niveau des revenus, a augmenté de 33,1 en 2008 à 34,3 trois ans plus tard, selon Eurostat, tandis que 23,1% de la population grecque vivait sous le seuil(1) de pauvreté en 2011, soit le taux le plus élevé d’Europe.

Pendant plusieurs décennies, les dictatures en place avaient érigé une pyramide de privilèges profitant à un cercle restreint

Durant cette même période, le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord (MOAN) connaissaient une série de soulèvements populaires et de bouleversements politiques, non moins liés dans le fond à ces mêmes catalyseurs des manifestations géantes anti-austérité organisées au cœur d’Athènes: «al-raghif» (le pain), «al-aadala al ijtima’ia» (justice sociale), «al-batala» (chômage), sont parmi d’autres, des slogans scandés par des centaines de milliers d’Arabes ayant investi les rues entre 2010 et 2011, de la place Tahrir au Caire au rond-point de la Perle, à Manama.

Les grands perdants de la libéralisation

Les peuples de la région n’étaient non seulement excédés par l’absence de liberté. Ils étaient aussi frustrés d’être économiquement marginalisés. Pendant plusieurs décennies, les dictatures en place avaient, en effet, monopolisé le pouvoir politique et économique, érigé une pyramide de privilèges profitant à un cercle restreint proche ou à l’intérieur du pouvoir, et ouvert leurs frontières, au lendemain de la chute du bloc soviétique, à un capitalisme «prédateur», pour paraphraser le sociologue James Petras, qui consiste notamment en l’acquisition par de grandes multinationales, en «complicité» avec des capitalistes locaux, d’industries et d’entreprises nationales.

En parallèle, les programmes de réformes néolibérales dictés par le FMI, bien que justifiables par certains aspects, n’ont pas tenu compte des réalités sociales.

Les ouvriers et les agriculteurs ont été particulièrement pénalisés par certaines mesures telles que la libéralisation des prix, et la réduction des subventions agricoles, dont l’objectif de base était, du moins sur le plan théorique, de permettre à la production locale de se développer et de créer un environnement plus compétitif.

La casse du service public

Axées sur le secteur bancaire et les télécommunications, parmi d’autres, ces réformes ont aussi desservi, en parallèle, les intérêts des petites et moyennes entreprises (PME) et des travailleurs dans l’économie sous-terraine –qui représentent, à titre illustratif, près de la moitié de la population active en Égypte– ainsi que les secteurs agricole et industriel. Ces derniers nécessitent pourtant une main d’œuvre assez importante, et constituent, ainsi, de facto des vecteurs de lutte contre le chômage, la pauvreté et les inégalités.

En Égypte, près de 72% de la population vivait avec moins de 4 dollars par jour en 2008

Enfin, les gouvernements successifs dans plusieurs pays ont adopté, de manière inconditionnelle, certaines mesures «vivement souhaitées» en contrepartie des prêts et dons accordés, y compris le licenciement massif des travailleurs du secteur public et la mise en œuvre d'un vaste programme de privatisations, dans l’objectif, certes défendable, par ailleurs, d’une rationalisation des Finances publiques.

Chômage structurel

En Égypte, par exemple, l’État avait déjà partiellement ou totalement privatisé 209 des 314 entreprises du secteur public en 2005, suivant le programme d'ajustement structurel signé avec le Fonds monétaire international (FMI) quatorze ans plus tôt, dont plusieurs hommes d’affaires et sociétés privées locales ont largement profité.

Résultat: les réformes dans le monde arabe ont enfoncé le clou d’un chômage structurel déjà largement élevé et bénéficié à une petite minorité, face à une majorité qui s’est vue davantage exclue.

En Égypte, près de 72% de la population, soit plus de 54 millions de personnes, vivait avec moins de 4 dollars par jour en 2008, à la veille des révoltes, contre 53% au Maroc (2007), 82% au Yémen (2005) et 60% en Syrie (2004).

FMI, OMC, même combat

Entre les années 1980 et 2000, les inégalités de revenu ont, en outre, augmenté, selon les chiffres de l'«Inequality project» de l’université de Texas, se basant sur l’indice EHII (Estimated Household Income Inequality). L’indice, qui varie entre 0 et 100 (la borne supérieure correspondant au niveau d’inégalité le plus élevé), était en moyenne de 45,3 points dans la région MENA dans les années 1990, contre 41,5 une décennie plus tôt. Une situation qui s’est détériorée davantage dans les années 2000.

Le ratio de la dette au PIB grec a augmenté de 148% à 175% entre 2010 et 2013

Si certains attribuent cette forte détérioration à un contexte économique mondial délétère, d’autres l’imputent, dans le cas grec, à la série de mesures de rigueur imposées à Athènes par ses créanciers, au rythme de huit plans successifs d’austérité, et aux politiques capitalistes dans le monde arabe, prescrites par le FMI ou l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et d’autres institutions, appliquées, de surcroît dans un contexte politique théocratique.

D’inspiration néolibérale, celles-ci portaient en Grèce sur un abaissement du salaire minimum, le licenciement de plusieurs milliers de fonctionnaires, des coupes dans les retraites et les salaires de certains employés du secteur public, la hausse des taux d’imposition sur les revenus, et la privatisation de plusieurs entreprises d’État, dont celle des deux plus grands ports, au Pirée et à Thessalonique.

La démagogie des multinationales

Non seulement ces réformes, inspirées du Consensus de Washington et des plans d’ajustement structurel du FMI, n’ont réussi à atteindre les objectifs financiers escomptés –le ratio de la dette au PIB grec a augmenté de 148% à 175% entre 2010 et 2013–, elles ont largement porté préjudice aux couches moyennes et défavorisées, qui ont trouvé écho à leurs frustrations dans les discours des chefs de file de Syriza, en renouvelant d’ailleurs leur appui durant les législatives de septembre, en dépit de la pression de l’UE et des menaces d’un «Grexit».

Dans la région MOAN, ces même réalités et thématiques –chômage, inégalités, endettement– en sus de discours à caractère démagogique, dans certains cas, de «croisades» post-modernes menées par les multinationales occidentales –ont été récupérées par les partis islamiques, qu’il s’agisse d’Ennahda en Tunisie ou des Frères musulmans en Égypte, dans le sillage du Printemps arabe ainsi que de certains groupes islamistes, tels que les salafistes, tandis qu’elles ont renfloué les rangs des jihadistes d’Al-Nosra et de l’état Islamique.

La nécessité de garde-fous

Au-delà de l’aspect idéologique, ces derniers ont d’ailleurs profité de la pauvreté et de la misère pour attirer de nouvelles recrues. En ce sens, le Printemps arabe tout comme l’hiver islamiste et le phénomène Syriza partagent, paradoxalement, plusieurs germes en commun.

La solution ne passe pas par de nouvelles coalitions militaires

La solution à ce malaise qui sous-tend les trois phénomènes, par ailleurs extrêmement distincts en termes de visées politiques et sociales, ne passe certainement pas par de nouvelles coalitions militaires ou davantage de frappes aériennes, dans le premier cas, ou de plans d’austérité dans l’autre.

L’évitement d’un «Grexit» ou la lutte contre le fondamentalisme religieux dans le monde arabe se feront, entre autres, à travers la mise en place de remparts solides et de garde-fous aux crises récurrentes du système financier international, la lutte contre la corruption rampante, et la mise en place d’un environnement propice à l’emploi, la justice sociale et l’inclusion. Ou ne se feront pas.

1 — Il s’agit du seuil le plus élevé, fixé à 60% du revenu national médian. À 40% de ce même revenu, le taux de pauvreté chute à 10,6%, selon les chiffres de 201 Retourner à l'article

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