Chantal Akerman est morte.
Elle avait 65 ans. Elle s’est tuée. La mort, de toute façon, était là depuis le début, était là avant elle.
Depuis le début: le premier court métrage, manifeste burlesque et autarcique, où elle se faisait exploser dans sa cuisine bruxelloise – Saute ma ville, en 1968 bien sûr.
Avant elle: même dans les rires, rauques comme sa voix magnifique de fumeuse folle, même dans l’éclat renversant de ses yeux verts que nul n’oubliera s’il les a vus ne serait-ce qu’une fois, jamais l’ombre maléfique de la Shoah n’a été absente.
Ni dans l’endiablée comédie musicale (Golden Eighties, 1986), ni dans l’adaptation de Proust (La Captive, 2000) ou de Conrad (La Folie Almayer), ni lorsqu’elle réalisait un documentaire sur la troupe de Pina Bausch (Un jour Pina a demandé, 1983), ni dans la pure rage transmuée en pure beauté contre les racistes américains (Sud, 1999).
Cela qui avait broyé sa famille et étendu à l’infini un voile de terreur inhumaine sur le monde, elle ne l’oubliait jamais. C’était lourd, très lourd. Pas question ici d’expliquer son suicide, de trouver des causes à son geste. Juste de rappeler, parce que toute son œuvre en témoigne, combien elle aura longuement cheminé avec la mort présente à ses côtés.
La Captive
Une femme qui fait du cinéma
Elle était toute petite, Chantal. C’était ce qui frappait immédiatement, avec la voix et le regard. Elle était, elle avait longtemps été d’une incroyable énergie. Une flamme, une lame. Ce qu’on voyait aussi tout de suite bien sûr, c’est qu’elle était une femme.
Une femme qui fait du cinéma, au début des années 70, ce n’était guère courant, en France –et encore moins ailleurs. Il y avait Agnès Varda, Duras qui s’y mettait, et puis… ? Dès Je, tu, il, elle en 1974, et surtout l’année suivante le geste ample et puissant de Jeanne Dielman, 23, quai du commerce, 1080 Bruxelles, avec Delphine Seyrig à la perfection de son art, elle fait exister avec une force inédite un regard de femme sur les écrans.
Il y a un avant et un après Jeanne Dielman, 3h20 de la vie d’une femme déployaient la transfiguration d’une chronique au ras de la table de cuisine en poème tragique du désespoir contemporain, avec une justesse cruelle et attentive dont on cherche en vain d’autres exemples. Un avant et un après dans l’histoire du cinéma, et dans l’histoire du féminisme, et de la manière dont des œuvres d’art y auront pris leur part.
La liberté new-yorkaise
Je, tu, il, elle et Jeanne Dielman, Chantal Akerman ne les auraient jamais faits, non plus qu’une part majeure de son œuvre encore à venir, si elle n’était allée à New York au début des années 70. Figure naturelle d’une génération issue de la Nouvelle Vague, la génération de Philippe Garrel, de Jacques Doillon, de Rainer Fassbinder, de Werner Schrœter, elle était une figure majeure du cinéma européen. Elle était à sa place dans l’espèce de généalogie qu’aura esquissée la collection pour Arte «Tous les garçons et les filles» pour laquelle elle avait tourné Portrait d’une jeune fille de la fin des années 60 à Bruxelles (1994), s’inscrivant entre André Téchiné, Claire Denis et Olivier Assayas, comme dans le beau portrait de sa génération de cinéastes tourné par Philippe Garrel, Les Ministères de l’art (1989).
Hôtel Monterey de Chantal Akerman
Européenne, héritière de la mémoire des camps et de la lumière de la Nouvelle Vague, Chantal Akerman découvrit à New York une autre rupture. Dans l’obscurité de l’Anthology Film Archive créé par Jonas Mekas et dans la lumière du rayonnement de la Factory de Warhol, elle aura été irradiée de cette liberté dite expérimentale, qui vient de Michael Snow, de Kenneth Anger, de Stan Brakhage. Ce qu’elle en fera n’appartient qu’à elle.
En à peine plus d’une heure, Hotel Monterey (1972), exploration des couloirs de cet antre hanté des spectres de la contre-culture US, jusqu’à la montée à la lumière, est une incantation en images qui sculpte l’espace et la durée comme nul ne l’avait fait avant. Et qui rend possible les grands films de fiction qui jalonnent ensuit son parcours, dont les sommets que sont Jeanne Dielman, Les rendez-vous d’Anne (1978) et La Captive– auxquels il faudrait ajouter le court métrage J’ai faim, j’ai froid, son admirable contribution à Paris vu par, 20 ans après (1984). Mais aussi, quoique de manière plus indirecte, l’art exigeant de la composition –au sens musical du mot– de l’expérience du film choral Toute une nuit (1982).
Art contemporain
A partir des années 90, elle est parmi les cinéastes pionniers des échanges qui se développent avec le monde de l’art contemporain. Au sein de la trilogie D’Est (1993), Sud (1999) et De l’autre côté (2003), ce sont sans doute les longs travellings du premier à travers une Europe qui se croit réunifiée par la chute du Mur qui pousse le plus loin les ressources de ces interférences tant, dans une galerie comme dans un cinéma, le film engendre des puissances variées. Puissances décuplées grâce à la musique composée et jouée pour elle par la violoncelliste Sonia Wieder-Atherton, à laquelle Akerman consacrera ensuite deux portraits télévisés.
Parmi ses œuvres spécifiquement destinées aux galeries, il faut au moins retenir le magnifique Maniac Summer (exposé chez Marian Goodman à Paris en 2010). A la Biennale de Venise 2015, elle avait tenté une nouvelle expérience multi-écrans, Now.

Jeanne Dielman, 23, quai du commerce, 1080 Bruxelles, de Chantal Akerman © Carlotta
C’était juste après la présentation au Festival de Locarno de ce qui restera son dernier film, No Home Movie. Cet admirable dispositif d’attention à un être qui va disparaître, sa propre mère, dans un lieu peuplé d’ombres, l’appartement à Bruxelles où elle a grandi, et où la cinéaste apparaissait peu à peu, alors que celle qu’elle filmait allait disparaître, est une œuvre d’une bouleversante délicatesse.
Elle est aussi le dernier maillon d’une chaine intime et familiale, où on perçoit sa relation toujours plus intense au judaïsme, et qui traverse toute la filmographie. Cette chaine est composée d’échanges épistolaires avec sa mère (News from Home, 1977), d’évocation du passé et de la diaspora à travers des témoignages (Histoires d’Amérique, 1989), d’une réflexion sur sa propre solitude hantée par une mémoire douloureuse à l’extrême, dans le huis clos d’une chambre à Tel-Aviv (Là-bas, 2006).
Loin de l'unanimité
No Home Movie était loin d’avoir fait l’unanimité à Locarno. Mais, malgré les hommages convenus après la reconnaissance acquise grâce à Jeanne Dielman, cité en exemple, voire en modèle, par de nombreux grands réalisateurs dans le monde, le cinéma de Chantal Akerman n’a jamais fait l’unanimité.
Radical, tendu, en recherche (une recherche qui, bien sûr, ne trouvait pas toujours), vibrant d’inquiétude et de volonté, profondément charnel, ce cinéma-là, s’il appartient à une époque et à une constellation d’œuvres et d’artistes parmi les plus grands de leur art, s’il appartient aussi à une histoire collective marquée du sceau de la tragédie, aura été unique.