Le mois de septembre portait un faux-nez. Les premiers jours, il a poussé devant lui, devant le drame des réfugiés, de soudaines espérances collectives de solidarité dont il a pourtant vite sonné le glas, virant à l’aigre, les jours passant, et laissant à peu près pour seul sillage, au seuil d’octobre, leur parfait contraire, un rebond de xénophobie, un surcroît de repli sur soi et de refus de l’autre, dans le débat public, et les figures grimaçantes de Nadine Morano et de Marine Le Pen.
Cela fait deux fois, en 2015.
Déjà, janvier avait laissé croire en une rupture possible du cours si frileux des mois, en France, depuis quelques années, au regard de l’intranquillité identitaire nationale. En janvier, après les attentats terroristes, les 7, 8 et 9, la vague humaine de «Charlie», les 10 et 11, en réaction au choc, avait permis d’entrevoir un sursaut des valeurs républicaines et de la laïcité. Il en avait été tout autrement, les attentes de ce mois-là ne profitant finalement qu’aux contempteurs de ces vertus.
Alors, il faut bien revenir sur septembre, janvier étant maintenant trop loin, avant que ce mois ne quitte tout à fait les esprits, ne serait-ce que pour ausculter les mécanismes pervers qui, dans ce pays, inversent si rapidement les meilleures intentions.
Il devait y avoir de l’embarras, tout cet l’été, au «pays des Droits de l’Homme», en tout cas dans la partie de l’opinion qui cultive encore, en France, une tradition d’accueil, à voir ces images d’immigrants et de réfugiés tenter d’atteindre l’Europe de Schengen, souvent au péril de leur vie. De la honte aussi, peut-être, à avoir appris qu’Angela Merkel renonçait à renvoyer d’Allemagne les exilés syriens et que les autorités de Berlin s’attendaient à voir entrer jusqu’à 800.000 demandeurs d’asile sur leur territoire avant la fin de l’année, alors que l’impression donnée, depuis des mois, par le gouvernement français, était plutôt celle de l’esquive. Paris était même parvenu à bloquer une première répartition par quotas de 120.000 demandeurs d’asile entre les pays membres, proposée par la Commission européenne, pour finalement accepter d’en recueillir 9.000 sur deux ans.
Le pouvoir socialiste applique la doctrine Hollande, dite d’«équilibre», énoncée dès la campagne présidentielle de 2012, équidistante entre la solidarité due aux réfugiés et une politique de fermeté à l’égard des migrants économiques, non autorisés à se maintenir sur le territoire national. Toutefois, au fil des années, sous l’influence successive de Manuel Valls et de Bernard Cazeneuve au ministère de l’Intérieur, on en retient surtout le second volet.
Et cet été encore, les signes perceptibles ne plaident pas en faveur d’une philosophie d’ouverture. Des conditions d’assistance volontairement médiocres faites aux migrants de Calais, la fermeture temporaire de la frontière de Vintimille, les lenteurs des ré-hébergements des demandeurs d’asile installés dans des campements de fortune sur les trottoirs de Paris…, la politique d’immigration hexagonale tient du mégotage, malgré l’aggravation de la crise des migrants, devenue, en août, crise des exilés syriens, la plus importante en Europe depuis la dernière guerre. Le gouvernement se défend en mettant en avant sa récente réforme du droit d’asile, qui doit simplifier les procédures, et la création de 10.000 nouvelles places d’hébergement. Mais il en faudrait au moins le double.
Tout l’été, le pouvoir campe, sans trop se faire remarquer, sur ce qu’il affirme être une juste répartition des nécessités. Sur les 64.500 demandeurs d’asile de 2014, seuls 18.000 ont obtenu le statut de réfugiés. Dans la restriction, la gauche fait encore mieux que la droite sous le quinquennat de Nicolas Sarkozy, et Bernard Cazeneuve, régulièrement, rappelle que les chiffres des reconduites à la frontière sont en hausse depuis 2012 (plus 12%). La France n’est plus une terre d’asile, pas plus qu’un pays d’immigration, mais elle tient toujours à en garder la réputation. Mais pour les socialistes, c’est au prix de contorsions, entre les rappels à la mémoire et à la morale que lui adresse la gauche radicale et les peurs, les refus d’ouverture, d’une opinion publique passée, sur le sujet, sous l’influence des droites.
Déclencheur émotionnel
Il doit néanmoins rester des électeurs de gauche et du centre, des chrétiens, des humanistes, simplement assez de bonnes âmes, pour considérer que ces prudences sont indignes d’un pays qui avait su, sans efforts, accueillir et intégrer plus de 128.000 boat-people, en 1979. Quand se libère le mouvement de solidarité, aux premiers jours de septembre, la pression de l’afflux migratoire sur des frontières qui se referment dans les pays des Balkans est à son paroxysme. La photo d’Aylan Kurdi, un petit garçon syrien retrouvé mort sur une plage de Turquie, fait le tour du monde via les réseaux sociaux en quelques heures, le 2 septembre, et c’est assez pour que sur le continent, et en France même, des voix s’élèvent en nombre pour réclamer que soient accueillis ces réfugiés.
Bien sûr, ce déclencheur-là est émotionnel, et par là-même ambigu, il doit beaucoup à la médiatisation mondialiste, mais il emporte tout par sa force, soudain, les peurs de l’autre et autres replis sur soi pèsent moins sur les esprits, et s’organisent, dans le désordre, des appels collectifs et des centaines d’offres de service. A l’initiative de l’humoriste Alex Lutz, une pétition d’artistes demande aux pouvoirs publics de déverrouiller leur politique d’accueil. Les grandes agences et associations caritatives signent une tribune libre, fort sévère pour le gouvernement. «Comment se peut-il, demandent-elles, que la France soit l’un des pays d’Europe qui accueille le moins de demandeurs d’asile alors que nous sommes la sixième puissance économique mondiale?»
L’image qui fait le tour du monde est une interpellation
François Hollande, après la mort d'Aylan Kurdi
Des particuliers proposent d’abriter chez eux des réfugiés, des sites regroupent leurs annonces, comme la plate-forme CALM (Comme à la maison), mais plus caractéristique encore de ces premiers jours de septembre est la présence, parmi ces offres, de nombreuses communes et collectivités, des plus petites aux plus grandes, qui proposent de mettre des logements provisoires à la disposition des exilés qui gagneraient la France. Ce mouvement d’entraide des maires, parfois spontané, parfois en réponse aux demandes de leurs administrés ou des paroisses locales, tient d’une sorte de «printemps» des communes de province, puisque, très rapidement, on en dénombre plus de 700, volontaires pour assurer des hébergements d’urgence. Du coup, le gouvernement décide de réunir leurs élus à Paris, dans un souci de coordination des actions.
Le pouvoir fait chorus à l’émotion générale. Le mouvement de sympathie n’a pas l’ampleur qu’on lui connaît en Allemagne, à la différence du voisin germanique, qui paraît ouvrir une ère nouvelle de son histoire, il n’augure d’aucun changement de fond, mais il est sensible. Il n’est pas l’heure des expressions militantes traditionnelles, plutôt celle des réseaux sociaux et des regroupements de bonnes volontés éparses, aussi l’écho d’une manifestation de la gauche radicale, place de la République, puis d’un meeting du PS au Cirque d’hiver, reste modeste. Mais dès le 3 septembre, Manuel Valls, par tweet, accompagne l’émotion générale («Il avait un nom: Aylan Kurdi. Urgence d’agir. Urgence d’une mobilisation européenne»), et François Hollande convoque dans l’après-midi une réunion interministérielle. «L’image qui fait le tour du monde est une interpellation», déclare le chef de l’Etat.
Consensus égratigné
Sans attendre la conférence de presse du président, le 7 septembre, au cours de laquelle François Hollande doit donner le chiffre de l’effort national en faveur de l’asile, l’Elysée fait savoir officieusement que la France est disposée à accepter un peu plus de 24.000 réfugiés sur deux ans. Il s’agit en fait de la demande chiffrée, par répartition, adressée par la Commission européenne, mais il est de bonne guerre, pendant cette semaine d’empathie, de la présenter comme étant de sa libre initiative.
Des signes pourtant. Encore épars. Mais suffisants pour égratigner l’impression de consensus que paraît vouloir porter ce mois de septembre. Le maire (LR) de Roanne, Yves Nicolin, annonce qu’il n’accueillera que des réfugiés chrétiens. Sous entendu: non des musulmans. Voilà janvier revenu. Janvier en septembre. Le germe de la querelle est toutefois repéré ailleurs. Il est horrible, et d’autant plus dangereux: des maires s’inquiètent, ou leurs administrés pour eux –ou les partis politiques qui leur sont proches, aux uns et aux autres– d’être contraints d’amputer, au profit des réfugiés, des budgets destinés à l’assistance aux SDF de leurs communes, ou soustraire de leur parc social des logements nécessaires aux familles les plus modestes. Un tel point de vue est même officiellement porté par François Baroin (LR), maire de Troyes et président de l’Association des maires de France. L’assistance aux réfugiés syriens «pourrait risquer de mettre en danger les politiques sociales d’accompagnement d’autres démunis», explique-t-il.
Le gouvernement pare comme il le peut ce mauvais procès. A la réunion des maires, le 12 septembre, il répète que les dépenses nécessaires au soutien des réfugiés sont imputées à l’Etat, rénovations d’appartements ou nuitées d’hôtel comprises, et qu’aucune contribution ne sera demandée aux collectivités locales. Mieux: une somme de 1.000 euros par migrant sera allouée à la commune qui hébergera celui-ci. Bernard Cazeneuve doit rappeler le rôle de l’Office français pour les réfugiés et les apatrides (OFPRA), qui a pouvoir sur tout le territoire, et annonce que pour soulager l’Allemagne, aussi à titre de pédagogie à l’usage du pays, la France va accueillir immédiatement 1.000 premiers réfugiés, que les délégués de l’OFPRA sont allés enregistrer à Munich. En clôture de cette journée, à porter tout de même au crédit du pays, Manuel Valls, après avoir annoncé une rallonge budgétaire de 279 millions d’euros à la politique d’asile, se croit cependant obligé d’ajouter: «Nous veillerons […] à ce qu’il n’y ait aucun effet de ricochet, aucune concurrence entre l’exercice de tous nos devoirs de solidarité.»
Quand septembre redevient un mois ordinaire
Les effets positifs
de l’émotion et des réactions solidaires ont surtout tenu
de l’illusion
Voilà septembre gâché. Redevenu un mois ordinaire du fil des mois, en France. Les élections régionales de décembre approchent. Le gouvernement est sur la défensive. Les socialistes n’assument plus vraiment la philosophie d’ouverture de leurs aînés. Sartre et Aron ne vont plus à l’Elysée, plaider, comme en 1979, la cause des naufragés vietnamiens. Une aubaine pour Marine Le Pen, justement en manque de stratégie pour sa campagne dans le Nord-Pas-de-Calais. Retour aux bonnes vieilles recettes qui ont fait le succès du FN. Calais ou le vol d’une ville par des migrants. Les communes privées même des miettes qu’elles pouvaient encore accorder à leurs déshérités nationaux, par temps de crise sociale…
En fait, les effets positifs de l’émotion et des réactions solidaires ont surtout tenu de l’illusion. Réconfortants, mais d’un réconfort qui n’a duré, comme en janvier, que la première partie du mois. La plate-forme Comme à la maison a bien regroupé 10 000 offres d’hébergements de particuliers, mais c’est trop peu à l’échelle du pays. Lequel, par sondages, témoigne bien de son hostilité à l’accueil de réfugiés. Il y a bien eu un sondage, le 9 septembre, pour BFM-TV, pour démontrer le contraire (53% d’opinions favorables). Mais Elabe, le sondeur responsable de l’enquête, est présenté comme un institut jeune, et il a été vite contredit par d’autres enquêtes, en particulier celle d’Odoxa pour Paris-Match et Itv, présentant à 56% des opinions un avis défavorable à l’accueil. Le chroniqueur Bruno Roger-Petit s’était réjoui trop vite dans Challenges: «Pour la première fois depuis des années, écrivait-il, après le sondage d’Elabe, l’esprit public majoritaire n’a pas continué de verser dans le repli identitaire crispé.»
Hélas… Les réfugiés du premier contingent des « 1000 » arrivent au compte-goutte, devant les caméras. Ils remercient la France, mais on sait aussi désormais, par Munich ou la frontière autrichienne, où on les interroge sur leurs préférences, que la France, pays des Droits de l’Homme, n’est pas leur destination privilégiée. Ils sont là, un peu faute d’avoir pu gagner l’Allemagne ou de pouvoir y rester. La France est un second choix. C’est la plus triste des informations intérieures du mois, mais au moins ceux-là auront un argument à opposer à l’OFPRA, pendant la procédure: ils ont évité au pays un certain ridicule.
Saillies de la haine et peurs moyenâgeuses

Nicolas Sarkozy lors d'un discours sur la crise des migrants, le 16 septembre 2015. REUTERS/Charles Platiau.
Le 16 septembre, le débat s’envenime un peu plus à l’Assemblée Nationale. L’opposition parle du laxisme de la gauche. Manuel Valls tente de la détromper. Il n’hésitera pas, assure-t-il, à restaurer «les contrôles provisoires aux frontières». Il va renforcer la sécurité de Calais, et celle des frontières, par la nomination de 900 policiers supplémentaires. La compassion s’efface peu à peu sous les vocables de la fermeture. A ce jeu débilitant, Nicolas Sarkozy est le plus fort. Il n’hésite pas à verser dans l’exagération. A l’occasion de la journée de travail des Républicains, le 16 septembre, il affirme qu’une augmentation de l’immigration, en France, «c’est prendre le risque d’une déflagration de la société française». Pour 64.000 demandeurs d’asile, peut-être quelques milliers de plus en 2016, contre 64 millions d’habitants?
Nicolas Sarkozy est en campagne électorale. Contre Alain Juppé, qu’il ne désespère pas de montrer en contradiction avec la ligne politique «officielle» de son parti. Contre Marine Le Pen, pour laquelle ce mois de septembre montrant des réfugiés, musulmans et basanés, à chaque journal télévisé, est pain béni. Aussi le mois s’achève-t-il dans les aigus des idées courtes et des querelles de mauvaise foi –dont le philosophe Michel Onfray fait les frais, comme en janvier. Les sénateurs républicains produisent un rapport, faux, sur les chiffres, faibles à leurs yeux, des reconduites à la frontière. Nicolas Sarkozy se plaît à rappeler, à chaque intervention, «les racines chrétiennes de la France». Nadine Morano n’aura plus à ajouter que les mêmes Français sont «de race blanche».
Mais ça, ce sera pour octobre. On est prié d’en laisser aux mois suivants. La campagne pour les régionales va être longue. Il convient de garder comme poire pour la soif les pires saillies de la haine et les peurs moyenâgeuses –même volontairement surdimensionnées. Pourquoi les réfugiés syriens gagneraient-ils un pays aussi peu estimable?