Il ne manquait presque personne sur la photo. Invités par Microsoft, les PDG d’Apple, Facebook ou encore Amazon ont fait le déplacement. Leurs rivaux chinois sont là aussi: Baidu, Alibaba, Tencent, Lenovo… Au centre, le président chinois Xi Jinping, en visite aux États-Unis pour parler cybersécurité avec Barack Obama, et business avec le gratin de la high-tech américaine.
Xi Jinping, Lu Wei, son ministre en charge du cyberespace, et les PDG et autres cadres exécutifs de Facebook, JD.com, Cisco, Alibaba, IBM, Microsoft, Apple, Tencent, Amazon (au premier rang), Sohu, AMD, Lenovo, Qualcomm, CETC, Intel, Qihoo 360, LinkedIn, SINA (2e rang), Sugon, Didi-Kuaidi, Broadband Capital, CEC, Baidu, AME Cloud Ventures, Inspur, AirBnB et Sequoia Capital (dernier rang) sur le campus de Microsoft le 23 septembre 2015, à Washington | REUTERS/Ted S. Warren/Pool
Quel contraste avec l’année 2010, lorsque Google annonçait fièrement son départ de Chine pour ne plus être forcé de proposer une version censurée de son moteur de recherche. Google n’était pas sur la photo de famille le 23 Septembre à Seattle. Mais, comme ses concurrents américains, l’entreprise veut faire affaires en Chine.
Des unités de police dans les entreprises
Pourtant, la censure et la surveillance du Web sont loin d’avoir disparu. Elles ont même été renforcées depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping en 2013. Dernier exemple en date: le ministère de la Sécurité publique a annoncé en août que des unités de police seraient bientôt intégrées aux grandes entreprises du Web, notamment pour éviter «la propagation de rumeurs». Sans préciser si cela toucherait uniquement les entreprises chinoises ou également les sociétés étrangères implantées en Chine.
Selon Human Rights Watch, Pékin a aussi fait pression sur les entreprises du Web cet été afin qu’elles signent une déclaration «volontaire» certifiant que leurs produits sont «sûrs et contrôlables». Et de nouvelles lois sur la cybersécurité sont en préparation. Elles forceront les sociétés étrangères à stocker leurs données en Chine, afin qu’elles soient plus facilement accessibles. «Les entreprises pourraient être forcées de donner leurs clés de chiffrement, de se soumettre à des audits de sécurité, et d’installer des portes dérobées dans leurs programmes pour permettre la surveillance, s’alarme Human Rights Watch. Ces lois requerraient aussi du secteur privé de censurer davantage les propos et d’enregistrer les vrais noms des utilisateurs.»
Un marché incontournable
Pas de quoi refroidir les géants américains. Car avec plus de 650 millions d’internautes, la Chine est devenue le plus gros marché technologique du monde. Apple y vend plus d’iPhones qu’aux États-Unis. Plus question donc de laisser ce territoire aux mastodontes locaux, qui ont profité du manque de concurrence étrangère pour se construire des empires, souvent en copiant des produits américains. Baidu, le Google local, revendique 500 millions d’utilisateurs mensuels actifs, rien que pour son moteur de recherche sur mobile. Tencent, un portail web lancé en 1998, a investi dans des dizaines d’entreprises high-tech chinoises, mais aussi américaines (Snapchat, Lyft). Son joyau: WeChat. Simple application de messagerie à ses débuts, WeChat s’est transformé en une plateforme sociale tentaculaire sur laquelle 600 millions de personnes jouent, font leur shopping, commandent des taxis ou contractent des prêts.
Sur la localisation des données et le contrôle de l’information, les Chinois seront inflexibles
Nicolas Mazzuchi, chercheur associé en cyberstratégie à l’Iris
«La grande force de la Chine est de s’être dotée de technologies nationales, explique François-Bernard Huyghe, directeur de recherche en cyberstratégie à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris). Lorsque Google est arrivé, il y avait déjà Baidu. La Chine avait assez d’intelligence stratégique pour ne pas dépendre des entreprises américaines.» Les Chinois ne sont donc pas pressés de s’ouvrir davantage, estime Patrick Waelbroeck, professeur d’économie à Télécom ParisTech. «Ils sont dans une phase de développement qui leur permet d’avoir de la croissance. Pour l’instant, ils n’ont pas d’incitation à tendre la main aux entreprises étrangères.»
À prendre ou à laisser
Malgré la visite du président chinois aux États-Unis et les relations cordiales affichées avec les entreprises américaines, l’heure est plutôt au rapport de force qu’à la main tendue. «Connaissant le régime, ça va être compliqué pour les entreprises de négocier, prévient Nicolas Mazzuchi, chercheur associé en cyberstratégie à l’Iris. Les Chinois pourront faire des concessions marginales. Mais sur la localisation des données et le contrôle de l’information, ils seront inflexibles.» Le message envoyé à Google et ses compatriotes est clair: s’ils veulent faire du business en Chine, ce sera selon les règles dictées par Pékin.
Message reçu. Google prépare une version de Google Play (son magasin d’applications mobiles pour Android) dédiée à la Chine. Les applis dont ne veut pas le gouvernement chinois y seront censurées. Apple, qui s’est fait le chantre du respect de la vie privée dans le reste du monde, a déjà cédé aux demandes chinoises avant même que la loi ne l’y oblige. L’entreprise stocke à présent les données de ses utilisateurs en Chine et aurait accepté de laisser le régulateur du Web réaliser des «vérifications de sécurité» dans ses appareils. Microsoft aussi est de la partie. Le géant de l’informatique vient de signer un partenariat avec le Chinois Baidu, qui applique scrupuleusement la censure dictée par le gouvernement. Désormais, Baidu est la page d’accueil et le moteur de recherche par défaut du navigateur de Microsoft, Edge (ex-Internet Explorer).
Les réseaux sociaux: l’obsession du régime
Les choses sont plus compliquées pour Facebook. L’entreprise a ouvert des bureaux en Chine l’année dernière. Mais son activité s’y résume à vendre des espaces publicitaires à des marques chinoises qui souhaitent toucher des utilisateurs dans le reste du monde. Car malgré les efforts de son PDG Mark Zuckerberg, Facebook est toujours bloqué en Chine. Un site d’e-commerce comme Amazon ou un service de transport tel qu’Uber (tous deux présents en Chine) est moins dangereux que Facebook, qui peut être un puissant vecteur de contestation sociale et politique.
Facebook a déjà le savoir-faire en matière de censure. Il passera simplement d’une censure sexuelle à une censure politique
Nicolas Mazzuchi, chercheur associé en cyberstratégie à l’Iris
«Le contrôle idéologique des réseaux sociaux est l’une des grandes obsessions du régime», explique François-Bernard Huyghe. Facebook devra géolocaliser chaque utilisateur pour savoir s’il est en Chine, et auquel cas l’empêcher d’accéder à un certain nombre de pages jugées indésirables par le Parti communiste. «Ils peuvent y arriver, estime Nicolas Mazzuchi. Facebook a déjà le savoir-faire en matière de censure, notamment pour les contenus à caractère sexuel. Ils passeront simplement d’une censure sexuelle à une censure politique.»
Méfiance et protectionnisme
En plus de ces problèmes de censure et de surveillance, les entreprises high-tech américaines sont vues en Chine comme les suppôts de la NSA depuis les révélations d’Edward Snowden. Elles sont exclues des secteurs qui touchent à la souveraineté de l’État: énergie, transports, télécoms, défense et aéronautique. Mais aussi de toutes les commandes des administrations et des nombreuses entreprises d’État que compte le pays. Surtout lorsqu’elles proposent des logiciels sensibles. «Si vous vendez des systèmes d’exploitation, du navigateur, de l’antivirus, ce n’est même pas la peine», résume Nicolas Mazzuchi.
Entre les services qui posent un risque politique et ceux qui menacent la souveraineté chinoise, il ne reste que peu d’espace pour les entreprises étrangères et leurs technologies. Combien de temps cette isolation peut-elle durer? Aussi longtemps que la Chine arrive à suivre dans la course à l’innovation, répond Patrick Waelbroeck. «On a vu ce que ça a donné en URSS, qui développait aussi ses propres technologies. Au bout de plusieurs décennies, ils avaient pris un retard considérable. Nous sommes dans une phase de transition vers l’ère du Big Data et des objets connectés. Et là, ce sont les Américains qui dominent. Les Chinois sont très forts pour le moment, mais ça ne veut pas dire qu’ils le resteront dans dix ans.»