C’est une ritournelle connue: à chaque moment de crise, on dénonce le silence des intellectuels. Nostalgiques de l’époque où Sartre, Aron et Foucault étaient écoutés et visibles, des politiques, des éditorialistes, des universitaires réclament depuis trente ans le retour –impossible ou difficile?– de guides spirituels. Les raisons de cette éclipse qui n’est qu’en partie une éclipse sont bien connues. Slate.fr les rappelait il y a quelques mois juste après les attentats de Charlie Hebdo, alors qu’on pouvait voir un frémissement de sursaut, qui fut de courte durée. Elles tiennent principalement à la modification de la structure du champs universitaire, de plus en plus spécialisé, et à celle de l’espace médiatique, de plus en plus fragile et soumis à la contrainte économique, et par conséquent de plus en plus populiste et soumis au «clic» ou aux opinions simplistes qui tranchent et attirent. Il n’empêche, la question revient toujours périodiquement dans le débat.
Il n’y a qu’à taper quelques mots-clés sur Google pour s’apercevoir que ce débat est cyclique. En 2003 par exemple, Renaud Dély et Hervé Nathan dénonçaient «le silence désemparé des intellectuels»:
«Aujourd'hui, grand brouillard et ceux qui pourraient le dissiper en servant d'étendard se tiennent à l'écart, comme Pierre Rosanvallon ou Jacques Derrida, ou ne sont plus là, tel Pierre Bourdieu.»
Une phrase qui pourrait être réutilisée aujourd’hui, comme celle de l’historien Vincent Duclert, qui déplorait en 2008 dans une tribune du Monde: «Ceux et celles qu'on nomme aujourd'hui –comme pour mieux regretter leur temps–, les “grands intellectuels” ont presque tous disparu.»
La dérive droitière dénoncée
Voici donc le retour du débat sur l’absence des intellectuels, dans lequel on peut actuellement discerner trois phases, ou plutôt trois moments de pensée, qui se chevauchent et s’entremêlent. On l’a vu récemment réapparaître d’abord posé sous la forme d’une «dérive» populiste, où l’on hésite sur le terme –«essayistes»? «penseurs»? «polémistes»?– tant il est difficile à certains de décerner le sésame d’intellectuels à ces personnages médiatiques quasi unanimement rejetés du monde universitaire mais adulés des télévisions que sont par exemple Michel Onfray, Bernard-Henri Lévy ou Eric Zemmour.
Ceux et celles qu'on nomme aujourd'hui –comme pour mieux regretter leur temps–, les ‘grands intellectuels’ ont presque tous disparu
Vincent Duclert, historien, en 2008, dans Le Monde
Le journal Libération ouvre les hostilités le 15 septembre en publiant en couverture la tête du philosophe, et en l’accusant de défendre des thèses qui «alimentent l'extrême droite». Le Monde lui emboîte le pas, sans le posteur vendeur: «Des intellectuels à la dérive», titre quatre jours plus tard Nicolas Truong. «La scène des idées n’en finit plus de basculer. Et le bocal intellectuel national de patauger dans des polémiques dont il détient le secret», tance le journaliste. Ici-même, Philippe Guibert adressait une «Lettre ouverte au chef de file des abstentionnistes dépressifs». Quelques jours plus tard, l’hebdomadaire Valeurs actuelles mettra à l’honneur un «Zemmour président!» et le quotidien du soir se demandera dans la foulée en une de son numéro du week-end si «les polémistes supplantent les politiques».
Du silence coupable à l’engagement
À ce constat d’une omniprésence des pseudo-intellectuels médiatiques et de leurs dérives devait bien succéder celui du silence des vrais intellectuels. La question est désormais dans toutes les têtes. La presse étrangère clame depuis longtemps que Paris n’est plus cette «plaque tournante de l’innovation en sciences humaines» qu’elle fut. Mais désormais, on s’en préoccupe. «Les intellectuels de gauche absents, les polémistes de droite à la fête», écrit le journaliste Pascal Riché. La politologue Eve Gianoncelli s’interrogeait quant à elle sur le silence des intellectuels sur une question spécifique, celle des migrants, qui naguère mobilisait de manière plus visible. Et le commissaire de l’exposition Anish Kappor, dont l’œuvre a été plusieurs fois vandalisée, d’interpeller «les intellectuels, les artistes, les leaders politiques, les responsables culturels» coupables de n’avoir pas «publiquement pris la parole».
On attend maintenant la troisième phase de ce débat, la plus importante, toujours esquissée mais jamais aboutie: celle d’un appel à l’action, à la mobilisation, à la structuration politique du champs intellectuel. Après les éplorations sur la dérive et le silence peuvent et devraient faire place des appels à la motivation des troupes. Cette révolution est peut-être déjà esquissée: l’écrivain Edouard Louis vient de donner dans les colonnes du Monde et sur son blog une méthode, avec son comparse le sociologue Geoffroy de Lagasnerie, dans une tribune intitulée «Intellectuels de gauche, réengagez-vous!».